La semaine dernière, j’avais pris une truelle en guise de plume. Tentons cette fois d’attraper ne serait-ce que ce bic, posé là quelque part sur ma table de travail. Hier c’était un cri de colère. Aujourd’hui, on détaille. Enfin, on commence.
Donc. Reprenons. Mme Marisol Touraine, ministre de la Santé, semble avoir quelques difficultés de compréhension. À se demander ce que font ses conseillers. Pas d’impatience. Surtout ne pas s’énerver. On va expliquer, avec mots et illustrations à la clef.
Chapitre I (il y en aura beaucoup d’autres) : la salle d’accouchement. Encore appelé bloc obstétrical, salle de naissance ou urgences gynéco-obstétricales… Peu importe le nom, ce qui est sûr, c’est que plus de 800 000 enfants naissent chaque année dans notre pays. Pourraient-ils naître ailleurs ? On peut se poser la question, mais ce n’est pas le sujet du jour.
Flashback. Retour en arrière. J’avais 19 ans et le concours de médecine. Pas une mince affaire comme les quatre ans qui ont suivi, mais j’y reviendrai. Un mois après le classement, école de sages-femmes. Garde d’observation en salle de naissance. Je n’allais pas être déçue. Lumières blafardes, carrelage, lino hospitalier, odeurs de détergent, cris, fureur, pleurs, silhouettes en blouse et tablier, respirations coupées, dossiers éparpillés, corps nus, sang, liquides biologiques. Bref, plus le baptême du feu que le bal des débutantes. Écarquillés, sidérés, mes yeux de jeune fille à peine sortie des jupes de mes parents (oui mon père est écossais). Pour beaucoup de mes amies de promo, ce fut la déroute ; huit sur vingt d’entre elles s’évanouirent.
Mais ce n’était qu’une première impression. En réalité, dans cet endroit , je l’ai très vite compris, on passait dans une autre dimension. Il ne s’agissait plus du quotidien vécu ordinairement, les portes de la perception s’ouvraient en grand. Là, les femmes se dédoublaient, les deux devenaient trois, des êtres humains traversaient le corps d’autres êtres humains. De la métaphysique à portée de gants. Mais ce n’était pas tout. Là, personne ne jouait la comédie. Les masques disparaissaient. Et le temps suspendait son vol. Autant de signes semblables à ceux qui se manifestent là où l’on quitte la vie, si je me réfère à ma propre expérience et à celle d’une amie très chère, médecin dans une unité de soins palliatifs. Encore un autre sujet, un autre tiroir à ouvrir d’une commode infinie. Bref. En une semaine, c’était plié, j’étais accro à la salle de naissance.
Et qui, dans cette salle, tient debout face à ce déferlement de réalité ? Et coordonne les moyens d’affronter tous ces imprévus ? Les sages-femmes. Elles veillent de jour comme de nuit en se passant le flambeau toutes les douze heures. Modernes vestales de la sécurité médicale et psychique des femmes qui enfantent. Ce n’est pas rien ! Et pour ça, croyez moi, il faut avoir une bonne dose de patience, des nerfs bien accrochés et de bonnes jambes aussi, pour courir. Avec la dégradation récente des conditions de travail, il faudrait égaler la vertu d’une sainte et la condition d’un athlète de haut niveau. Nous ne sommes ni l’une ni l’autre.
Assurer la sécurité médicale d’abord et toujours. La naissance n’est pas une formalité. Eu égard aux chiffres mondiaux (800 décès maternels par jour, 4 millions de morts de nouveaux nés par an) et aux variations statistiques au cours des siècles (mortalité maternelle divisée par 70 depuis le XVIIIème siècle en France), on peut penser qu’il n’en est rien. Le combat contre la morbi-mortalité périnatale et maternelle ne doit jamais se relâcher. Jamais. Au risque de voir se multiplier les drames. Tenez, l’autre jour, en salle de naissance, il a fallu gérer une hémorragie de la délivrance, une procidence du cordon et un accouchement dans la même dizaine de minutes (sans compter les autres femmes en travail à surveiller). Six patients (n’oubliez pas que les femmes se dédoublent) en situation d’urgence vitale, huit avec nécessité de surveillance continue. Et tout ça, à 4h 30 du matin. Seulement trois sages-femmes. Rudement efficaces, dieu (ou je ne sais qui), merci.
L’étroite collaboration entre sages-femmes, obstétriciens et pédiatres a permis ce progrès extraordinaire : les femmes ne craignent plus (ou presque plus) pour leur vie ou pour celle de leur enfant. Mais pour ce résultat, il a fallu et il faut étudier, il a fallu et il faut courir sans cesse et supporter le stress, et aimer l’adrénaline , parce que l’urgence de l’obstétrique, c’est souvent l’urgence de la minute. Et pour améliorer ce résultat, et surtout ne pas le voir se détériorer, il ne faut pas geler les postes de sages-femmes. Et il faut arrêter de maltraiter les sages-femmes par le manque de reconnaissance, par le salaire et par les conditions de travail.
Assurer aussi la sécurité psychique, familiale, sociale, spirituelle et affective. Quand une femme vient accoucher elle ne vient pas se faire enlever les dents de sagesse. Elle arrive avec ses bagages, au sens propre comme au figuré. Parfois légers, mais parfois très lourds. Il faut s’adapter sans cesse et comprendre toujours. Là encore un exemple récent. Sur la même garde, avec la même sage-femme, trois patientes. Une première psychotique, la seconde avait perdu un enfant dans l’année et la troisième ne parlait pas un mot de français. Encore une sage-femme rudement efficace. Dieu (ou je ne sais qui), merci.
Un dernier mot avant de conclure. Je me rappelle de Martine B., celle qui la première m’a enseigné l’art des accouchements. Plus d’une vingtaine de milliers d’enfants sont nés dans ses mains. Elle reste dans ma mémoire telle une héroïne. Et pourtant quelle obscurité sociale, quelle nuit médiatique l’entourait !
Madame la ministre, comprenez le : aider les sages-femmes, c’est aider les femmes qui accouchent, c’est aider les nouveau-nés, c’est aider leurs familles. C’est l’avenir de notre pays. Comme l’a rappelé un député aujourd’hui même devant l’Assemblée nationale : « La France a besoin des sages-femmes et les sages-femmes ont besoin de nous. »
*Photo : DURAND FLORENCE/SIPA. 00423172_000003.
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