On a les héros qu’on peut… ou qu’on mérite. Si le peuple qui avait pour héros Henri IV, Napoléon, Clemenceau et de Gaulle célèbre aujourd’hui Zidane ou Nabilla, si la célébrité n’exige plus la réalisation d’une quelconque oeuvre et s’est, grâce aux médias de masse, déconnectée d’une oeuvre quelconque, faut-il y voir le signe d’une dégénérescence collective ? Sommes-nous moins talentueux que nos aïeux ? Moins capables de grandes choses ? Moins habités par l’héroïsme ? Peut-être faut-il, au contraire, incriminer la « demande », c’est-à- dire la société, au lieu de se lamenter sur une « offre » qui serait déficiente, voire médiocre. La question que nous nous posons est simple, quoique vertigineuse : où sont passés les héros ? Pourquoi les sociétés contemporaines semblent-elles incapables de faire éclore des grands hommes, qui, comme dans le passé, faisaient la gloire et le rayonnement d’un pays ?[access capability= »lire_inedits »]
Le grand homme est souvent le produit d’une triple coïncidence. D’abord, il y a le génie, cet ensemble de dons qu’on peut qualifier d’accident de la nature et qui est au coeur même de son mystère. Ensuite le terreau culturel et familial dans lequel il est né et a évolué. Viennent, enfin, les circonstances particulières qui lui permettent de déployer ses extraordinaires capacités. Il sait repérer ce que les Grecs anciens appelaient le « kairos », le moment opportun, l’occasion qui ne se représentera pas et qui, en même temps, ne se présente qu’à lui – ici le larron fait l’occasion. Ce qui fait l’étoffe des héros, c’est qu’ils répondent au bon moment à la demande de toute une société : point de « grands hommes » sans « patrie reconnaissante ».
Loin de nous – et c’est tant mieux –, les drames qui ont servi de toile de fond à l’ascension d’une Jeanne d’Arc, d’un Napoléon, d’un de Gaulle ou d’un Gambetta, et qui les ont hissés au-dessus de leurs contemporains. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces moments de crise majeure qui plongent les foules dans un profond désespoir, mais rendent tout possible pour celui qui ose et s’impose sont devenus rarissimes. Et leur disparition nous confronte à l’épineuse question de l’Histoire. Ou, plus précisément, de l’Histoire sous sa forme moderne : celle qui est née comme discipline au début du XIXe siècle, et s’écrivait pendant qu’elle se faisait. Celle qui nourrissait les observateurs autant que les créateurs.
Ce n’est pas par hasard si la naissance fulgurante du roman dans la France moderne, postrévolutionnaire, a coïncidé avec l’invention du héros comme individualité toute-puissante dans l’Histoire. Car sans Bonaparte, pas de Stendhal, pas de Balzac, pas de Dumas. Et, sans le romantisme, il n’y aurait pas eu non plus de Bonaparte. Capable de plier à sa volonté les événements, voire de les créer, le grand homme moderne a pris la place des dieux, au moins des demi-dieux. Quand Hugo lapide littérairement Napoléon le Petit, il fait encore de la littérature parce que le fantôme de son géant d’oncle traîne encore par le siècle et nourrit l’écrivain.
« Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit. »
(Victor Hugo)
Polemos est père de toutes choses : de lui, naissent les grands hommes. Lesquels, eussent-ils été haïs de leur vivant, se reconnaissent à ceci qu’à leur mort un peuple, faisant taire ses querelles pour se recueillir dans l’admiration partagée, trouve en celle-ci la force de se rassembler et se penser comme un seul corps. Ce fut vrai pour l’Empereur comme pour le poète. C’est ainsi que nul ne conteste plus aujourd’hui que de Gaulle ait été notre dernier grand homme, malgré les passions contradictoires qu’il souleva de son vivant.
Aujourd’hui, quand bien même un héros se présenterait à nous, serions-nous capables de le reconnaître ? Existe-t-il toujours un être collectif capable de s’accorder autour d’un grand homme ? Ou le grand « nous » est-il réduit à une sorte de confédération de petits « nous » qui célèbrent leurs propres héros, inconnus de tous les autres ? Imaginons qu’un homme sorte du rang pour se hisser au sommet. Il est probable que la médiatisation, encouragée par les sciences sociales, ne lui laisserait pas un gramme de mystère, un millimètre de cette distance sans laquelle il n’est pas d’admiration. Comme disent les Anglais avec raison : Familiarity breeds contempt (La familiarité engendre le mépris). On dirait plutôt que, face à ceux qui sortent du rang, nous sommes irrésistiblement entraînés vers la logique infernale résumée par Jean- François Kahn – « léchage, lâchage, lynchage ». Et finalement, les multiples « je », qui peinent tant aujourd’hui à former un « nous », peuvent-ils
s’accommoder d’hommes d’exception, dans un monde traversé par le ressentiment où tout individu se pense fondé à demander « pourquoi lui et pas moi » ?
Par sa capacité d’incarner, d’enchanter et d’entraîner, le grand homme n’est autre chose qu’un lien, un repère autour duquel s’articulent l’individuel et le collectif. Autrement dit, comme l’identité nationale, le héros est unique, radicalement différent, mais néanmoins commun à tous. On n’a pas besoin d’être d’humeur crépusculaire pour comprendre que sa disparition donne, en douceur, le signal de notre sortie de l’Histoire.
Ou plutôt sortie des Histoires. En trois temps. L’histoire universitaire porte un premier coup au culte des héros. Dans le même temps, mythifiant l’antihéros et l’homme sans qualité, le roman évince la grandeur. Enfin, lorsque la France abandonne toute ambition dans ce monde, se soumettant à la démographie et la démocratie universelle, elle enterre l’idée de l’homme d’exception.
Quand on arrive à se demander de quel droit 65 millions de Français pourraient influer sur le destin de 7 milliards de terriens, le renoncement n’est plus très loin.[/access]
*Photo: 20 MINUTES/GELEBART/SIPA 00664176_000004.
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