Accueil Édition Abonné « On est en train d’assister à l’apparition d’un vote musulman, qui va bientôt voler de ses propres ailes »

« On est en train d’assister à l’apparition d’un vote musulman, qui va bientôt voler de ses propres ailes »

Entretien avec Marcel Gauchet (2/2)


« On est en train d’assister à l’apparition d’un vote musulman, qui va bientôt voler de ses propres ailes »
Marcel Gauchet © Hannah Assouline

Déclassement économique, décomposition politique, effondrement éducatif, avachissement culturel, débandade intellectuelle : l’historien et philosophe continue de disséquer l’interminable crise française. L’un de ses ressorts est le divorce entre des élites déconnectées qui ont répudié le cadre national et un peuple atomisé. La lutte des classes à l’ancienne s’organisait autour d’un enjeu commun. Aujourd’hui, c’est l’exit pour ceux qui peuvent et la débrouille pour les autres. Entretien 2/2


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Causeur. Pour vous, le clivage bloc élitaire/bloc populaire est-il le structurant de la crise française ?

Marcel Gauchet. La thèse comporte une part de vérité, mais il ne faut pas en faire une explication universelle. Ce qui caractérise le bloc élitaire, ce sont des confluences, des agrégations assez molles, où les convictions idéologiques tiennent le premier rang – du reste, l’expression est malheureuse, car justement, il n’y a pas de bloc. Tout serait simple si les intérêts socioéconomiques suffisaient à créer des groupes cohérents, comme dans la bonne vieille analyse des classes, mais ce n’est pas le cas. Le facteur du diplôme et les idées qui vont avec compliquent tout. La grande ligne de partage se situe sur le terrain du rapport à l’extérieur : mondialisation, Europe, libre circulation des capitaux et des hommes, immigration. L’universitaire mal payé et le startupeur milliardaire se retrouveront sur l’idée de la société ouverte et le culte de la diversité, mais ils divergeront sur la circulation des capitaux. Le populisme populaire, si je puis dire, se définit par opposition avec le progressisme élitaire. Le peuple a beau être lui aussi émietté et divers, il partage un ensemble d’expériences vécues qui lui donnent un autre regard sur la mondialisation, sur l’Europe, sur l’immigration, sur l’état d’institutions comme l’école… Là où les uns voient une opportunité, les autres voient une menace. D’où le choc, la divergence radicale des opinions dans la France d’aujourd’hui. L’intensité de ce choc est aggravée par la surprenante incapacité des classes privilégiées d’en comprendre les ressorts. Pour autant, si la ligne de partage est relativement nette, il n’y a pas de « blocs » soudés de part et d’autre, tellement la diversité des situations est grande.

La division est l’état normal des sociétés. Pourquoi fonctionne-t-elle aujourd’hui comme un paralysant de la vie en société ?

C’est la bonne question à laquelle il n’est pas facile de répondre, car elle demande de retourner assez loin en arrière, à la grande époque de la lutte des classes dans les sociétés industrielles. Cette lutte de classes pouvait être intense, mais elle s’organisait autour d’un enjeu commun. Elle mobilisait des intérêts radicalement divergents, mais à propos de la même chose. Elle renforçait en profondeur le sentiment d’être de la même société et cela changeait tout par rapport à la situation actuelle. L’assurance d’un destin commun atténuait au final l’âpreté du conflit, car il était entendu qu’on allait subir ensemble les conséquences des décisions prises collectivement. Aujourd’hui, les élites, au moins économiques, se sont extraites de ce cadre commun national. Elles se sont mises en grande partie à l’abri de la décision collective, ou en position de chantage vis-à-vis d’elle. Décidez ce que vous voulez, si cela ne nous convient pas, on s’en va ! Message implicite supplémentaire : si vous n’avez pas les moyens de vous tirer, faites comme nous en interne. La tension était créatrice, elle est devenue destructrice. Cela fait une drôle de philosophie de la vie sociale : l’exit pour ceux qui peuvent, la débrouille pour ceux à qui il ne reste que cela !

En 1990, vous écriviez un article resté fameux, Les Mauvaises Surprises d’une oubliée : la lutte des classes. À quel moment avait-elle disparu ?

Ce genre de phénomène ne se date


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Septembre 2022 - Causeur #104

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction, Jonathan Siksou rédacteur en chef des pages culture

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