Alban Gervaise est mort dans l’indifférence. La France ne lui a pas rendu l’hommage qu’il méritait. Sa fin cruelle intervient au croisement de deux tragédies : la guerre que nous livrent des terroristes invisibles et le terrifiant déni de celle-ci. Or, on ne peut régler un problème qu’on refuse ou interdit de voir. Ce refus du réel est sûrement le mal français le plus profond.
Alban Gervaise est mort deux fois : égorgé par le couteau de son meurtrier, enseveli par le silence de son pays. Contrairement à Jean-Paul Belmondo ou Jean d’Ormesson, ce médecin militaire tué à 40 ans n’a pas eu droit à un hommage aux Invalides. Personne n’a manifesté avec une pancarte proclamant « Je suis Alban Gervaise ».
Omerta politico-médiatique
C’est qu’Alban Gervaise n’était pas une star de cinéma, ni une personnalité de la République des Lettres. Juste quelqu’un de bien, comme dit la chanson, un homme qui aimait son pays, qu’il servait comme médecin militaire, et sa famille – c’est devant l’école catholique où il allait chercher ses deux gosses, âgés de 3 et 7 ans que, le 10 mai, il a été sauvagement agressé au couteau avant de succomber à ses blessures le 27 mai et d’être inhumé le 7 juin. Toutes nos condoléances à sa famille.
Nos gouvernants et les institutions ont donc fait preuve d’une discrétion de violette. Quelques personnalités politiques comme Valérie Boyer, Éric Ciotti, Marine Le Pen ou, exception notable à gauche, Julien Dray, ont exprimé par voie de tweet leur colère et leur solidarité avec la famille endeuillée. Le ministre de l’Intérieur s’est félicité, par le même truchement, de la réaction des passants qui ont désarmé l’agresseur. L’armée s’est fendue d’un communiqué.
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Enfin, excepté quelques articles dans Le Figaro[1], L’Union de Reims et les médias étiquetés fachosphère, Alban Gervaise n’a pas fait la « une » des journaux. Si nous lui consacrons celle de Causeur, c’est pour réparer une injustice, mais aussi parce que sa mort est survenue au croisement de deux tragédies françaises : la première, c’est la guerre que nous livrent des ennemis invisibles ; la deuxième, c’est le terrifiant déni de la première.
L’essor du « jihadisme d’atmosphère »
Depuis le 11 mars 2004, jour où des bombes ont tué 192 personnes à Madrid, l’Europe vit à nouveau sous la menace du terrorisme islamiste. Après le périple sanglant de Mohammed Merah qui s’est achevé par l’assassinat d’enfants juifs et de leur père et professeur, en mars 2012, l’année 2015 a été celle des assassinats de masse planifiés et organisés depuis le « califat-voyou » de Daech (13-Novembre à Paris, aéroport de Bruxelles) ou au moins partiellement inspiré par lui (Charlie Hebdo). Cependant comme l’a brillamment démontré Gilles Kepel, à partir de 2019 et de l’affaire Mickaël Harpon, on assiste à une mutation du terrorisme (qui n’exclut pas la coexistence de plusieurs modèles). Le 3 octobre 2019, cet Antillais sourd-muet converti à l’islamisme et informaticien massacre quatre de ses collègues de la Préfecture de police de Paris à coups de couteau et en blesse grièvement un cinquième. Or, dans son cas il n’y a pas de donneur d’ordre extérieur, ni de logistique sophistiquée. Il a acheté un couteau pendant sa pause-déjeuner. Comme l’analyse alors Gilles Kepel, il appartient à un nouveau type de terroristes qui « contractent le virus par la “voie atmosphérique” du web et développent leur pathologie meurtrière jusqu’au passage à l’acte ».
Dans Le Prophète et la Pandémie, Kepel définit ce nouveau terrorisme à portée de tous comme le « jihadisme d’atmosphère », brillante formule qui a le mérite de pointer la forêt où poussent ces arbre tordus. Maurice Berger, Béatrice Brugère, Hala Oukili et Tarik Yildiz explorent dans les pages qui suivent différentes facettes de ce djihadisme low cost et individuel, presque impossible à prévenir pour les services de sécurité. Comment saurait-on à l’avance qu’un homme que ses voisins décriront généralement comme « sans histoires » va passer à l’acte ? Certes, on découvre ensuite qu’il se farcissait le cerveau de vidéos de décapitation et autres appels à tuer des kouffars, mais on comprend bien qu’il est impossible de surveiller l’ensemble des pratiques numériques de la population – sans parler des questions non négligeables de libertés publiques que cela pose.
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La Justice n’est guère mieux armée face à ces assassins dont beaucoup n’ont pas prémédité leur forfait. Cependant, on a aussi l’impression que le Parquet national antiterroriste répugne à se saisir de ce genre d’affaires. Ce à quoi il faut ajouter la question du déséquilibre psychique trop souvent invoqué pour éluder les motivations religieuses. Comme si l’un excluait l’autre ! Imagine-t-on une personne parfaitement équilibrée prenant le volant d’un camion pour rouler sur une foule ? On finit pas penser qu’il s’agit surtout de cacher au public la réalité de la menace et de la haine que nous vouent ces ennemis qui sont souvent des ennemis de l’intérieur – soit qu’ils soient français, soit que, par humanitarisme béat et impuissance à contrôler nos frontières, nous les ayons laissés entrer sur notre territoire.
Résultat, chacun d’entre nous peut être la prochaine victime de ces meurtres d’opportunité ritualisés par l’égorgement. Il suffit d’être au mauvais endroit au mauvais moment – même si certains facteurs aggravent le risque, comme le fait d’être juif ou catholique (voir l’article de Lionel Mayer, pages 56-59 de notre magazine).
Ce qui est aussi et peut-être plus insupportable, c’est le silence de plomb qui recouvre ces morts. Dans le cas d’Alban Gervaise, on peut même parler d’omerta : ainsi ses collègues hospitaliers ont été, semble-t-il, fermement invités à ne pas parler à la presse.
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On comprend trop bien les raisons de ce silence : il ne faut pas stigmatiser les musulmans – mais refuser de parler du djihadisme comme s’ils étaient tous concernés, n’est-ce pas la meilleure manière de les stigmatiser ? Sont-ils des enfants à qui il faut cacher la vérité pour ne pas les peiner ? Doit-on les dispenser de s’interroger sur un phénomène qui, sans se confondre avec lui, vient bien de l’intérieur de l’islam ? Quand l’attentat intervient à la veille d’élections, il s’agit aussi de ne pas « agiter les peurs ». Il ne faudrait pas que les électeurs puissent faire un choix éclairé, des fois que ça ferait le jeu de qui vous savez.
Ce déni, qui concerne bien d’autres aspects de la vie sociale, du niveau scolaire à la délinquance urbaine et à ses liens avec l’immigration, est peut-être le mal français le plus profond pour la bonne raison qu’on ne peut pas régler des problèmes qu’on refuse et même qu’on interdit de voir. La responsabilité d’une grande partie des élites politiques et médiatiques, qui préfèrent insulter les lanceurs d’alerte qu’affronter le réel, est écrasante. Les Français enragent et ironisent – salauds de « supporters anglais » ! Contre toutes les injonctions, ils persistent à voir ce qu’ils voient. Ils savent bien que, comme l’a montré Orwell, le pire ennemi de la liberté, c’est le mensonge.
[1] Lire notamment les excellents textes de Judith Waintraub et de Maxime Tandonnet.
Le prophète et la pandémie: Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère
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