Le grand navigateur est un écrivain profond. Avant que la mémoire s’efface est le récit du voyage intérieur d’un loup de mer qui porte sur le monde un regard grave et désabusé. Parce qu’il déteste l’effet de meute et refuse de frayer avec la médiocrité, Kersauson a choisi de fuir la société.
Comme c’est curieux : certains marins font des phrases ! Olivier de Kersauson est de ceux-là. Selon son humeur, elles sont profondes ou légères – la légèreté, la vraie, supposant une certaine profondeur. Le dernier ouvrage de ce grand skipper est d’abord le récit d’un voyage intérieur, celui d’une navigation intime. Sur le livre de bord d’une vie singulière, Kersauson note des impressions, des sensations, des heures de lumières. Il y souligne des sentiments, des passions, un art de vivre. Lisez plutôt : « Le devoir, c’est presque une notion morale. Ça rejoint la vertu, c’est ce que j’ai choisi. » Et aussi : « Il n’y a pas de vents favorables pour les gens qui ne savent pas où ils vont. » D’une certaine façon, Avant que la mémoire s’efface est un bréviaire. Celui d’un homme qui ne désempare jamais sa capacité d’émerveillement. Mais lucide, il se montre parfois grave. C’est qu’il est d’abord critique sur la société, sur le groupe qui suppose l’effet de meute, sur l’humain. Il n’accorde pas d’emblée sa confiance, loin de là. Pour lui, la solitude est un viatique. Elle protège des fâcheux – ceux qui racontent leurs malheurs sans pudeur –, en les mettant à distance. Il y a bien du péril à frayer à l’envi, nous dit-il en substance. Le mot qu’il déteste : convivialité. Il le suppose vide. La foule l’effraie, on s’y cache et l’on se laisse emporter comme lorsque l’on se baigne dans les vagues. Kersauson n’accepte pas d’être le complice de ses pulsions médiocres, il résiste. Il faut, c’est son conseil, toujours viser ce qui est plus haut, plus grand, plus brillant. Ne jamais se laisser guider par ses bas instincts. Courage et bon temps à bord !
Causeur. Depuis la Polynésie où vous vivez, comment percevez-vous la métropole et notre société ?
Olivier de Kersauson. Je n’en sais rien, car je vis dans mon monde. Je n’ai pas de contacts. La société, d’ailleurs, ne m’a jamais intéressé. Je n’ai pas de mépris pour le corps social, mais une vraie inaptitude à m’y mêler. En d’autres termes, il ne me regarde pas et vice-versa. Je n’ai aucune confiance dans le monde qui nous entoure. Lorsque j’avais 20 ans et que j’ai visité Dachau, en voyant un tas de lunettes amoncelées, je me suis dit qu’il ne fallait faire aucune confiance à des gens capables de faire ça. Il y a du merveilleux chez l’être humain, mais encore tellement de sordide qu’il s’agit sagement de se tenir à l’écart. Je ne veux pas, pour autant, être dans la distribution de jugements de valeur mais à l’instinct, je n’accorde pas beaucoup de crédit à l’être humain. Ainsi, en ne lui accordant pas de crédit, j’ai parfois d’heureuses surprises.
Le titre de votre livre, Avant que la mémoire s’efface, laisse penser que vous avez tout de même la volonté de transmettre quelque chose.
Je tente seulement d’expliquer ce que j’ai vu, ce que j’ai compris. Au cas où quelqu’un aurait, par accident, l’occasion de partager la même pensée, on pourrait alors espérer partager un moment de bonheur (rires). La transmission d’une expérience ressort toujours, selon moi, d’un hasard heureux. La plupart des gens qui ont la volonté de transmettre n’ont rien à transmettre d’intéressant.
Avez-vous peur que votre mémoire s’efface ?
Ce n’est pas une peur, mais une réalité. Ma mémoire s’efface. D’ailleurs toutes les mémoires s’effacent, elles sont faites pour ça. Il y a l’instant, la vie puis le souvenir qui finit par jaunir comme une photo. La trace du temps lui-même s’estompe. Le temps s’écoule sur nous. On ne pense pas les mêmes choses à 20 ans qu’à 40 ou 60, on ne pose pas le même regard sur la vie, on n’a pas les mêmes ambitions, les mêmes rêves, ni les mêmes chagrins, nous sommes embarqués sans préméditation dans un voyage dont nous sommes également débarqués sans le vouloir. La mémoire est un sillage. Comme à l’étrave, le sillage s’efface.
Sans mémoire, qu’est-ce qui est susceptible de tous nous réunir ?
Notre ignorance. Nos cerveaux arrivent à imaginer l’absolu, et on n’arrive absolument pas à imaginer l’infini. Or, levons la tête, regardons le ciel par la fenêtre et notre regard se porte sur l’infini de l’infini de l’infini… Notre cerveau n’arrive pas à le concevoir. Donc on vit dans un monde avec un outil absolument imparfait. Et l’outil en question, c’est précisément le cerveau. Nous sommes égaux car nos ignorances sont les mêmes et c’est tout. Je parle, évidemment, de nos ignorances fondamentales. Personne ne sait exactement ce qu’il fait là, personne ne sait à quelle heure il va mourir, personne ne sait ce qu’il y avait avant nous ni ce qu’il y aura après. Pourtant, nous vivons avec des émotions, des rêves, des bonheurs. Je me demande parfois à quoi rime tout cela. Peut-être juste à rien. Tout ce qui compte dans notre vie, tout ce qui nous est important, est de l’ordre de l’irrationnel. Ce qui est cartésien, c’est le train de 18 h 27 ou le taxi à 12 euros.
On peut comprendre aujourd’hui votre détachement, mais quel regard portez-vous sur votre parcours ?
Je ne me regarde pas le nombril. La seule chose qui m’intéresse, c’est de gérer les années qui viennent. À 20 ans, on a des rêves, à 40 on prend des décisions, à mon âge, la capacité de rêve diminue. J’espère simplement que l’année prochaine sera comme l’année dernière. Je sais que je suis sur la pente négative. Le fait de vieillir isole. Je dois faire face au temps qui a fui. Je n’ai plus d’interlocuteur pour parler de ce temps disparu. Je suis enfermé dans la solitude d’un devenir.
La solitude, pourtant, ça vous connaît, non ?
Oui, il faut s’accepter. Le rapport avec l’autre, pour moi, est un plaisir, non un besoin. Et comme tous les plaisirs, j’en profite modérément ! J’ai rarement la capacité intellectuelle d’être enthousiasmé. Cela fait partie de mes impuissances. Les autres ont des capacités exploratoires supérieures aux miennes dans ce domaine. L’idée d’égalité est une fumisterie. Nous serions égaux si nous mourions tous à la même heure après le même temps de vie. Toutefois, nous découvrirons peut-être un jour que nous avons tous le même quota de bonheurs et de chagrins… Mais nous sommes incapables de l’analyser. Quoi qu’il en soit, les bonheurs de l’autre nous sont aussi imperméables que ses chagrins.
Malgré ce que vous nous dites, peut-on vous demander si vous êtes aujourd’hui un homme heureux ?
Oui. J’ai dans la tête des morceaux d’endroits et des morceaux de lumières. J’ai dans la tête des moments disparates, insolites, inouïs, liés par rien et qui sont, dans la promenade que la vie m’a donné la chance de faire autour du monde, des moments de bonheur absolu. Ces moments sont constitués de lumières d’abord, mais encore d’odeurs, de températures. Bref, se plaindre ne sert à rien. Les gens qui racontent leurs malheurs les vivent deux fois, c’est la double peine. Il ne faut pas parler de ce qui ne va pas et être content de ce qui va bien. C’est tout de même formidable que quelque chose aille bien dans le monde dans lequel on vit, non ? Je trouve que ce qu’il y a de plus intelligent, c’est d’être content. Ce qui est remarquable chez un individu, c’est sa capacité au bonheur. L’intelligence, c’est d’être content et non de se plaindre. Je me suis appliqué à être content. Je me lève, le pied gauche marche bien, le droit aussi, les yeux s’ouvrent, je vois les couleurs, roule ma poule, c’est formidable, on va commencer une belle journée ! Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens. Il faut avoir conscience que tout ce que nous procure la vie n’est pas un dû, mais une chance. Et la vie est une chance colossale ! Point. Ce qui est moins marrant, c’est quand on cesse d’exister. (Rires.) Mais comme c’est fatal, ce n’est pas non plus un drame. La mort est ce qui nous est le plus commun, le plus facile et le plus partagé.
La mort, c’est facile ?
Ce n’est pas très difficile à organiser, la mort, on ne nous demande pas notre avis, et ça passe… (Rires.) Ça ne demande pas un énorme travail. Je n’ai pas dit que cela devait être agréable. Mais facile, oui.
Vous racontez dans votre livre comment, un jour, vous avez voulu perdre du temps, faire volontairement l’expérience de la perte de temps…
En effet. On passe son temps à tenter de ne pas le perdre. Et dans ma vie, j’ai été cerné par des gens qui ont cherché à me faire perdre du temps. Très peu ont voulu m’en faire gagner. L’emploi du temps de l’autre est souvent géré en fonction de ses intérêts. Un jour, j’ai donc décidé de perdre mon temps par moi-même. De consacrer des minutes de ma vie à une sorte de fête de l’inutile. Il faut certes se balader dans ses urgences, mais aussi se promener dans ses inutilités parfaites, lesquelles sont le reflet de ce que nous sommes. Je me suis rendu à moto dans le Massif central, dans une bourgade dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds, j’ai garé la moto devant une gare où je suis allé attendre un train que je n’ai pas pris. C’était pour moi le symbole de la démarche parfaitement inutile. C’était surréaliste. D’une certaine façon, j’ai fait cet exercice pour sanctifier le temps perdu.
Avant que la mémoire s’efface : quelques propos maritimes, Olivier de Kersauson, Le Cherche-midi, 2024.
Price: 19,80 €
14 used & new available from 13,39 €