Quoique féru de temples et de châteaux médiévaux, notre chroniqueur a pris le temps de se rendre, tout au bout de l’île, dans l’immense cénotaphe qui rend hommage aux 175 000 morts de la bataille d’Okinawa (estimation basse), menée du 1er avril au 22 juin 1945, et au Quartier général de la Marine où les derniers 4000 soldats nippons se sont suicidés plutôt que de se rendre. Hommage au passé ou avertissement pour l’avenir ?
Le ciel bas et lourd pesait comme un couvercle, la mousson menaçait, il a fallu prendre un bus, interminablement, puis un deuxième, tout aussi tortueux, pour arriver enfin au Parc d’Okinawa pour la Paix, au bout du Cap Kyan.
Site admirable — des dizaines d’hectares de pelouses et d’arbres adultes taillés avec la précision d’un bonsaï. Sur la gauche, un haut mémorial, comme une flèche, au-dessus d’une chapelle où repose un Bouddha magistral, sculpté et surtout laqué par l’artiste okinawaien Shinzan Yamada, en hommage aux deux fils qu’il avait perdus dans la bataille. À ses pieds, les centaines de guirlandes de grues en origami dont j’ai déjà parlé l’année dernière à propos d’Hiroshima, symboles de paix et de souvenir à l’usage des présents.
Il n’y avait d’ailleurs pour ainsi dire personne sur toute l’étendue du parc, sinon une centaine de lycéens venus retrouver là les noms de leurs grands-parents.
Car la particularité de ce gigantesque monument aux morts est de rassembler, sur des plaques de marbre noir alignées en trois-quarts de cercle comme les tombes à la fin du Bon, la Brute et le Truand, aussi bien les noms des Japonais tombés dans cet immense égorgement dont témoigna Tu ne tueras point, le film de Mel Gibson, que ceux des Okinawaiens (ne pas mélanger, je vais y revenir), des Coréens embauchés eux aussi de force, des Américains et de leurs Alliés… Des plaques encore vierges attendent les noms, qui viennent s’ajouter chaque année, des corps démembrés, conservés pour identification, et dont les identités finissent par émerger des cendres.
Une flamme inversée — en fait, une fontaine perpétuelle, belle idée — salue le souvenir des braves et des salauds, des trouillards et des héros, des Nippons et des Uncle Sam, tous ramenés à leur statut fragile d’êtres humains.
Imaginez, dans nos villes et nos villages, des monuments couplant dans la fraternité définitive de la mort les noms français et allemands… J’entends d’ici des voix scandalisées s’élever. Ce serait pourtant un beau symbole, puisqu’on en est à célébrer l’amitié franco-allemande…
Dans Goodbye Mister Chips (1934), James Hilton montre son héros, professeur déjà âgé dans une public school, rendre hommage devant une assistance stupéfaite, au plus fort des combats de la Grande Guerre, à un ex-professeur d’Allemand tombé pour le Kaiser Guillaume II, et cité parmi les anciens élèves morts pour George V. Une lubie ? Pas même : les morts ont (chèrement) gagné le droit de ne plus avoir de sentiments nationalistes.
Est-ce à dire que les Japonais, soudain, auraient abandonné leur identité nippone ? Ils sont plus complexes que ça. Le Monument tout entier est un avertissement aux Américains — qui ont encore une base dans l’île, avec près de 20 000 hommes (que l’on voit peu, mais qui ont enfanté dans les rues de Naha McDo et KFC, monuments culturels d’outre-Atlantique), et dont les avions de chasse s’entraînent à pilonner des îlots perdus des îles Ryukyu. « Nous vous avons combattu avec férocité, nous sommes désormais alliés, mais si vous comptez sur nous pour vous aider à sauver Taïwan, un de ces jours prochains, de l’emprise chinoise, il faudra que vous y pensiez à deux fois. »
L’idée m’est revenue quelques heures plus tard en visitant le QG souterrain de la Marine impériale, des centaines de mètres de tunnels creusés à la pioche dans la roche de corail fossile. Là se tassèrent les derniers soldats qui faisaient encore front. Quand tout fut perdu, ils se suicidèrent en masse — 4000 hommes se couchant sur leurs grenades dégoupillées — pendant que leurs officiers se faisaient seppuku selon la méthode traditionnelle.
Comme l’officier Yahara demandait au général Yushijima la permission de le suivre dans l’au-delà, il s’est vu refuser cet honneur : « Si vous mourez, il n’y aura pas un survivant connaissant la vérité sur la bataille d’Okinawa. Portez cette honte provisoire, mais supportez-la. Ceci est un ordre de votre Commandant. » Sur la table installée dans l’ultime bunker de l’Etat-major, les fleurs dans le vase sont constamment renouvelées, des bâtonnets d’encens fument devant un mini-temple, et hier, c’est toujours demain.
Trois lycéennes en uniforme visitaient les lieux de leur propre chef. Une façon de saluer, à distance, les 2016 collégiens venus de 21 écoles de l’île, 1418 garçons, 505 filles et une cinquantaine d’enseignants, tous utilisés pour porter les munitions ou secourir les blessés, et dont la moitié moururent pendant les combats, dégagés à lance-flammes.
Si mes collègues n’étaient pas, souvent, des gauchistes qui ont des comptes à régler avec la France, ils feraient d’utiles sorties scolaires dans les hauts lieux d’où transpire encore l’Histoire. Parce que le souvenir des morts sert d’enseignement aux vivants — et même à ceux qui ne sont pas encore nés.
Les morts okinawaiens ont été entassés dans des tombes-tortues typiques de l’île (leur forme rappellent, m’a-t-on expliqué, celle de l’utérus, afin que les défunts réintègrent le Grand Tout), cénotaphes collectifs qui tapissent les flancs de ces collines aujourd’hui fleuries d’hibiscus, hier dévastées au lance-flammes. Y nichent, prétend-on, les serpents mortels que l’on glisse dans les bocaux où infusent des eaux-de-vie recherchées.
Désastre supplémentaire de cette bataille d’Okinawa, les fûts pluri-centenaires où vieillissaient les grandes cuvées d’awamori, l’eau-de-vie typique de l’île, ont été détruits pendant les bombardements. Un à-côté des centaines de milliers de morts civils : ils n’ont pas été dénombrés exactement, ils représentent entre un quart et un tiers de la population, d’autant que des familles entières se sont suicidées pour éviter de tomber entre les mains des Américains. Imaginez une France avec 20 millions de morts en une seule bataille.
Le bilan des pertes fut si élevé qu’il fut l’argument suprême pour inciter Truman à lacer les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, au mois d’août 1945. Une façon d’éviter un nouveau carnage humain des deux côtés.
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