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Ode au paria

"Peter Grimes", opéra de Benjamin Britten, au Palais Garnier jusqu'au 24 février


Ode au paria
Peter Grimes 22-23 © Vincent Pontet / Opéra national de Paris

« Peter Grimes » de Benjamin Britten, au Palais Garnier du 26 janvier au 24 février 2023


Benjamin Britten aurait du mal avec les injonctions de la parité. Par chance, il est mort en 1976, âgé de 63 ans, soit bien avant que la question ne se pose avec l’acuité que l’on sait sous nos latitudes. Au reste, le plus grand compositeur anglais du siècle dernier avait une excellente excuse : il était homosexuel – en toute discrétion et de façon inavouée.  Dans un monde fort éloigné, il va sans dire, du bouillon de culture LGBTQIA+. Britten partageait sa vie avec son aîné de trois ans, le ténor Peter Pears (1910-1986).

Peter Grimes est sa première œuvre lyrique, également la plus populaire. La dernière sera Death in Venice (1973), d’après la célèbre nouvelle de Thomas Mann dont le grand Luchino Visconti, de son côté, tirera trois ans plus tard le film que l’on connaît. Mais The Turn of Screw (1954), d’après le génialissime roman d’Henri James, est une autre merveille. Et que dire de Willy Budd (1960), opéra chanté de part en part exclusivement par des voix masculines ! Bref, Britten, objecteur de conscience et gay avant la lettre, qui s’exila aux Etats-Unis pour éviter de servir pendant la Seconde Guerre mondiale, n’obéit en rien aux codes, ni de son époque, ni a fortiori de la nôtre. Autant dire qu’il n’a pas fait son temps.

En 1944, au sortir du conflit (en 1961, la consécration de la cathédrale de Coventry, érigée en lieu et place de celle détruite en 1941 par les bombardements, inspirera d’ailleurs au compositeur un War Requiem bouleversant) Peters Grimes redonne vie à l’opéra anglais, en désuétude depuis Purcell. Le sujet en est équivoque à souhait.

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Créé à Londres dans la salle du Sadler’s Wells, l’opéra Peter Grimes transpose dans le « Bourg » la petite ville d’Aldeburgh, sur le littoral du Sussex (là même où Britten élira domicile peu après son exil américain puis trouvera la mort). Ecrit en collaboration par Britten et le critique littéraire et poète communiste Montagu Slater, son livret s’inspire d’un recueil poétique de George Crabbe, publié en 1810, sous le titre The Borough. Mais chez Britten, la figure du pêcheur Peter Grimes, victime de la rumeur et de la calomnie, prend une dimension ambivalente : celle de l’inadapté social en butte aux préjugés. L’arrière-plan homosexuel ne s’exprime pas clairement, mais la chute mortelle et la noyade du petit apprenti, qui provoque une chasse à l’homme et le naufrage du pêcheur, est à l’évidence une allégorie de l’oppression morale contre toutes les formes d’altérité, et en particulier les sexualités « déviantes ». D’autant que plane jusqu’au bout une inquiétante ambigüité quant à la personnalité du paria –  laissant ainsi la tragédie largement ouverte à l’interprétation morale.

Crée au Teatro Real de Madrid et reprise l’année suivante au Royal Opera House de Londres, cette nouvelle production à l’Opéra-Bastille, dans la très belle mise en scène de Deborah Warner, transpose l’action dans une Angleterre contemporaine, qui pourrait être celle de l’ère thatchérienne, avec ce sous-prolétariat en déphasage avec le peuple des petits-bourgeois paupérisés, et la société des notables. La mer, personnage principal du drame, est ici figurée, dans les décors au réalisme abstrait signés du canadien Michael Levine, par un grand rectangle blanc, strié, occupant tout le fond de scène, aux irisations horizontales, tandis qu’un éphèbe dansant, aux lourdes boucles brunes, suspendu dans le ciel par des cordages, chorégraphie par instants un désir idéalisé, à jamais contrarié par le sort.

Si, dans le rôle de Peter Grimes fait merveille le ténor britannique Allan Clayton, la soprano suédoise Maria Bengtsson campe une Ellen (la fiancée malheureuse de Peter) qui manque un peu de puissance vocale dans les graves, en dépit d’un très beau timbre qui scintille dans les aigus. Une mention particulière à la mezzo Rosie Aldridge, dans le rôle de la méchante et ridicule Mrs. Sedley. A la baguette, Alexander Soddy, qu’on découvre sur la scène parisienne à la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Paris galvanisé, rend justice à cette partition sublime : tour à tour cristalline, ouatée, rutilante, grinçante, grotesque, dont les motifs déchaînent par moments la houle d’un lyrisme dissonant, et dont les cinq interludes qui ponctuent les trois actes de Peter Grimes sont comme autant de courts poèmes symphoniques, captivants, inoubliables. 

Peter Grimes. Opéra en un prologue et trois actes de Benjamin Britten (1945). Nouvelle production. Mise en scène : Deborah Warner. Décors : Michael Levine.  Direction : Joana Mallwitz. Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris. Avec Allan Clayton (Peter Grimes), Simon Keenlyside (Captain Baistrode), Catherine Win-Rogers (Auntie). Palais-Garnier, les 1, 4, 7, 11, 14, 24 février à 19h30. Les 29 janvier et 19 février à 14h30.



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