Si la réalité dépasse parfois la fiction, c’est que la fiction précède souvent la réalité. La littérature prévoit l’avenir. Cette chronique le prouve.
Les responsables de la police définissent ainsi le « live streaming » : « Un phénomène apparu en 2012 qui consiste à diffuser par webcam à des fins commerciales des vidéos de violences sexuelles commises par des adultes sur des enfants. Le commanditaire prescrit souvent un scénario des faits pour correspondre à la réalisation de ses fantasmes. » Cette horreur pédocriminelle décrite récemment dans une enquête fouillée du Monde est glaçante, et le mot est faible.
Mais le spectacle du viol et de la torture comme réalisation de la jouissance ne date pas, hélas, de 2012. Un roman d’Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, paru en 1883, raconte une histoire qui annonce ce voyeurisme mortifère, jusque dans l’origine des bourreaux, de riches Occidentaux, et dans celle des victimes à chercher du côté des pays pauvres, la Chine au temps de Mirbeau, les Philippines aujourd’hui : « L’archipel asiatique est le premier pays producteur de live streaming au monde », déclare une magistrate française. Clara, l’héroïne de Mirbeau, jeune femme raffinée, ne trouve son plaisir que dans les souffrances infligées aux prisonniers d’un bagne. Elle paye des fortunes pour accéder à un jardin jouxtant la prison, où elle voit à travers des grilles des scènes de torture qui l’amènent à l’extase : « Il est vraiment fâcheux que vous ne soyez pas venue une heure plus tôt. Un travail extraordinaire, milady !… J’ai retaillé un homme, des pieds à la tête, après lui avoir enlevé toute la peau… »
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La police, et c’est son rôle, cherche des profils psychologiques, des motivations, des moyens d’éradiquer le « live streaming ». C’est évidemment difficile. Les clichés sur les commanditaires ou les consommateurs de ce genre de choses, les représentations qu’on se fait d’eux sont chaque jour démentis. Une commandante de police explique ainsi : « Le cliché du quinquagénaire paupérisé et désocialisé est erroné – c’est un crime socialement transverse. Au départ, il y a donc un homme égocentré, narcissique et immature, qui utilise ces images comme une soupape psychique – d’autres font la même chose avec des substances. À l’instar d’une addiction, où la puissance des doses doit augmenter, la violence des actes visionnés s’aggrave. »
Mirbeau, lui, en a fait une femme, comme Morand avait aussi utilisé une femme pédophile dans Hécate et ses chiens. Mais c’étaient deux vieux réacs.
Et d’ailleurs, pour aggraver son cas, Mirbeau donne la nature humaine, autre grand concept réac, comme seule explication possible à ces horreurs : « L’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie… »