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Vous reprendrez bien une gorgée d’eau du Léthé

La dernière aspiration d'une humanité en bermuda, c'est encore de faire de beaux rêves


Vous reprendrez bien une gorgée d’eau du Léthé
Image d'illustration. © Unsplash

L’Occident épuisé s’endort. Tous ses habitants se transforment en couch potatoes. Faites de beaux rêves.


La vérité sans l’appui des médias est impuissante. Les médias sans l’appui de la vérité sont contestés.
Il faut donc mettre ensemble vérité et médias, et pour cela faire en sorte que ce qui est diffusé par les médias soit certifié vrai, ou que ceux-ci ne puissent faire part que de la vérité.
Or, le réel est douloureux et tragique ; le politiquement correct réconfortant et douillet. Ainsi, on n’a pu donner le primat à la vérité, parce que les belles âmes ont contredit le réel, et ont dit qu’il causait trop de peine, et ont dit que c’était leur idéologie qui était vraie.
Et ainsi, ne pouvant faire en sorte que ce qui est vrai fût conforme à l’esprit du temps, on fit en sorte que ce qui est conforme à l’esprit du temps soit vrai.

(Variation personnelle sur Pascal, le couple justice et force)

L’obèse anglo-saxon, on le sait, ne quitte guère son canapé ; il le quitte tellement peu qu’on en a même fini par lui tailler une expression sur mesure, pour rendre compte du degré terminal où cette fusion a été poussée : c’est la couch potato, chimère née de l’hybridation d’un homme et d’un divan. Mais c’est tout l’Occident, pour le coup, qui peine à s’arracher de son lit. La tentation de l’existence horizontale, qui ne travaillait encore au début du siècle dernier que quelques Hans Castorp, a désormais saisi notre civilisation toute entière ; et le temps n’est pas loin où il faudra adjoindre à nos sommiers des roulettes pour pouvoir les déplacer.

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Dans cet état, en effet, le lit n’est plus une option, mais un abri ; un refuge où l’on se protège de la gravité, comme l’on pouvait autrefois se soustraire à la menace mortelle des bombes. Mais cette mise à distance terrestre a ses limites ; bientôt, c’est la Lune elle-même qu’il faudra aménager pour pouvoir poursuivre la croissance radiale des êtres…

Ô abdomens en cavale, ô bedaines en liberté ! Quel spectacle n’offrez-vous pas ? Débordant les digues de cuir et de tissu par lesquelles on croyait naïvement pouvoir retenir vos eaux, vous éclatez désormais en autant de Colorados adipeux et furieux, dont les lits même ne peuvent plus canaliser les cours ! Ô Pandore des panses, ô mai 68 des ventres ! Les antiques barreaux des volières thoraciques dans lesquelles les Dieux vous avaient confinés gisent tordus ou brisés à présent, et c’est sans retenue que vous vous répandez de par le monde en sanglots gélifiés ! Qui donc viendra borner cet épanchement universel de l’Être ? Le réel en conserve-t-il encore le pouvoir ? N’avons-nous pas déjà par trop chanfreiné ses arêtes, et arrondi ses angles ? Demeure-t-il seulement, quelque part, un coin sur lequel faire éclater ces poches ? …

Toutefois, l’irrésistible attraction du sommier ne repose pas sur ce seul ressort ; son moteur premier, c’est la quête d’un autre allègement : la poursuite frénétique de l’état léthargique.

Les enfants d’Hegel, non d’Homère ou de Thoreau

« Aurore aux doigts de rose », ne cesse de chanter Homère, et Thoreau en canon avec lui. « Le matin ramène les âges héroïques. J’étais aussi touché par le léger murmure d’un moustique faisant le tour de ma demeure, invisible et inimaginable aux premières lueurs de l’aube, lorsque j’étais assis, fenêtres et porte ouvertes, que j’aurais pu l’être par une trompette, sonnant une renommée […] Il y avait là quelque chose de cosmique : une annonce, toujours vraie, jusqu’à l’intervention d’une défense, que la terre est éternellement fertile et forte. Le matin, qui est la période la plus notable du jour, est l’heure du réveil. C’est à ce moment qu’il y a en nous le moins de somnolence ; et pendant une heure au moins, quelque chose en nous s’éveille qui est assoupi tout le reste du jour et de la nuit. On ne peut pas attendre grand chose d’un jour, si on peut appeler ça un jour, où nous ne sommes pas éveillés par notre génie, mais par le geste mécanique de quelque serviteur » , rapporte-t-il dans son Walden.

Propos terribles que ceux-ci, à une époque où il faut toutes les vociférations de nos alarmes pour nous extirper de nos matrices. Le génie de Thoreau pouvait le tirer de son sommeil ; nous risquerions d’attendre longtemps. Est-ce surprenant, dès lors, que nos jours portent si peu de fruits ? Nous ne sommes pas les fils de l’aube et de l’aurore ; nous sommes ceux du crépuscule et du couchant. Le soleil est déjà bas, si nous attendons de nous lever naturellement. La chouette d’Hegel, on s’en souvient, prend son envol à la tombée de la nuit ; c’est à cette même heure que nous entrebâillons nos paupières, sans jamais pouvoir les soulever tout à fait. Éveillés artificiellement, nos journées se dévident ainsi les yeux mi-clos, et l’esprit à demi-assoupi.

Ô, le temps des matins héroïques est derrière nous ; celui des zéniths même est largement dépassé ! Ce n’est plus qu’à coup d’ampoules et autres becs de gaz que nous ramenons un peu de jour dans l’éternelle nuit qui nous baigne. Ô, délice du coucher ! L’appel de Morphée résonne à nos oreilles avec l’accent irrésistible des antiques sirènes : c’est avec bonheur que nous nous dirigeons vers nos matelas ; et c’est avec douleur que nous nous en arrachons.

Le poison de l’éveil

Nietzsche, on s’en souvient, définissait la force d’un esprit par « la dose de vérité » qu’il était en mesure d’ingérer impunément ; je voudrais à sa suite définir cette même vigueur par la durée d’éveil continu qu’il est capable de supporter. Il va de soi qu’elle ne cesse de décroître ; nos paupières civilisationnelles sont très lourdes. Les sommiers occidentaux prennent chaque jour davantage l’allure cosmique de trous noirs dont pas même les photons ne s’échappent. On y considère ses congénères rivés comme autant de papillons cloués au fond de leurs boîtes par quelques invisibles aiguilles d’entomologiste. L’ère zarathoustrienne des lits de camp n’est pas pour demain ; l’époque est encore toute à l’édredon ! Nous ne jurons que par lui ; et combien de temps, encore, parviendrons-nous à nous extraire de son giron bienfaisant ? Il y a là comme un cordon ombilical que nous sommes de moins en moins disposés à sectionner…

On en viendrait à rire du brave Schopenhauer, pour qui le sommeil se devait d’être d’autant plus long que le cerveau était plus développé et plus actif. Quelles cimes de l’esprit n’aurions-nous pas atteint, alors, dans l’état narcoleptique qui est le nôtre ? Oui, les faits lui ont opposé un démenti cinglant ; car que démontre la modernité, sinon que l’assoupissement s’éternise à mesure que l’encéphalogramme s’aplatit ?

Le grand congé de l’intellect

Dans sa correspondance, Rilke écrivait : « Je n’ai guère besoin de la  »distraction » que les gens croient toujours devoir me donner. Ah, pût-il enfin venir, celui qui me concentrerait comme la lentille concentre les rayons du soleil dispersés dans l’espace jusqu’à l’intensité du feu » ; et encore : « Je traverse, gêné par je ne sais trop quoi […], l’une de ces crises intérieures inexplicables qui conduiraient peut-être tout autre que moi à rechercher le contact, parce que les êtres aiment demander aux autres un allègement et, avant tout, cette illusion pour laquelle on a trouvé le mot  »distraction », le mot juste pour une conduite effrayante et vraiment sans issue qui ne pourrait m’être jamais d’aucun secours ».

Notre époque n’est pas rilkienne. On ne cherche plus ce tête-à-tête avec soi-même ; bien au contraire, on le fuit. Nos doubles intérieurs ne sont plus pour nous des amis montagniens ; ce sont de terrifiantes némésis. Le dialogue nourricier qu’on pouvait avoir avec eux s’est mué en un babil torturant qui nous poursuit où qu’on se rende, suprême raffinement d’un supplice qu’Eschyle avait déjà imaginé pour Oreste, comme une surmoïsation freudienne des antiques Érinyes.

Chesterton, dans Hérétiques, définissait l’individu moderne comme un fuyard échappé de sa rue. Prolongeons donc son analyse ; car le narcomaniaque est un contemporain qui veut s’évader de lui-même. Telle est l’origine de cette course vers les sommiers – ô ruée matelassée ! – : l’acuité est douloureuse, la relâche est un bienfait. L’intelligence exige désormais la licence dont les ventres ont pu bénéficier : elle aussi demande de grandes vacances, un long congé indéfini. Nos panses ont pu se faire la belle ; nos esprits aimeraient les suivre. Après tout, pourquoi se verraient-ils privés de leur vagabondage ? Une latitude doit être offerte à tous, ou ne l’être à personne…

Le sommeil, un émoussement ontologique

A rebours du poète autrichien, nous n’aspirons donc pas à une focalisation ; nous demandons la dispersion, l’élusion de notre propre but, pour parler à nouveau comme Nietzsche. Nous ne quémandons pas une distillation quintessenciante, ou un aiguisement ontologique ; au contraire, nous sommes à l’affût de toutes les échappatoires au problème de l’Être. Le sommeil est une distraction au sens de Rilke, un divertissement au sens de Pascal ; le suprême même, celui dont il n’a pas parlé. Car Morphée, indéniablement, est l’ultime anesthésiste ; et son accolade, le dernier pont de planches jeté sur l’abîme ouvert par le philosophe de Port-Royal. L’assoupissement qu’il nous accorde est un congédiement temporaire du néant qui nous menace, une amnésie momentanée du précipice métaphysique qui nous guette ; c’est la dissolution si souvent promise, et enfin là : une rampe secourable sur laquelle nous nous précipitons pour faire relâche, en forcenés du reset que nous sommes.

Nous souffrons de devoir demeurer trop longtemps avec nous-mêmes ; vite, il nous faut prendre congé ! Voilà la raison de cet éveil que nous ne pouvons maintenir durablement, et qu’il nous faut interrompre toujours plus précocement : notre propre compagnie nous épuise, à force d’être prolongée. Tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, il nous faut ainsi céder à l’épanchement, et nous disperser dans le sommeil, bien loin de la concentration optique que Rilke appelait de ses vœux. Dormir, c’est donc encore une manière de se perdre, une façon de s’égarer. Ici, je pense à l’incroyable phrase que Céline fait prononcer à Robinson, dans Voyage au bout de la nuit : « Je veux, Ferdinand, essayer d’aller me perdre l’âme comme on va perdre son chien galeux, son chien qui pue, bien loin, le compagnon qui vous dégoûte, avant de mourir… » N’est-ce pas précisément cela, s’acheminer vers sa literie ?

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La dernière aspiration d’une humanité en bermuda

Mais revenons-en à Nietzsche, et concluons avec lui. Plus que par la dose soutenable de vérité, c’est par le degré de délayage avec lequel il faudrait la lui servir qu’on serait encore le mieux à même d’évaluer la force d’un esprit, tenait-il à préciser. Cette dilution nous parle : les boissons pures étaient trop fortes ; il a bien fallu nous les couper. C’est là la source de ces généreuses rasades d’eau du Léthé qu’on nous sert quotidiennement. Avec l’Europe, l’Histoire est déjà partie se coucher ; nous ne tarderons pas à la suivre. Après tout, la dernière aspiration d’une humanité en bermuda (Philippe Muray), c’est encore de faire de beaux rêves…

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