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Observons un éthologue


Observons un éthologue
Michel Houellebecq.
Michel Houellebecq
Michel Houellebecq.

Michel Houellebecq est un triangle de peau humaine. Un triangle de chair. Un triangle de nerfs. Nul hasard à ce que le personnage qui porte ce nom dans La Carte et le territoire finisse découpé en morceaux. Les vibrations de ce triangle sensible résultent d’une tension extrême entre trois pôles métaphysiques contradictoires et à jamais inconciliables : le naturalisme, le romantisme et le christianisme. L’art de Michel Houellebecq trouve sa source dans cet écartèlement.

Le naturalisme refuse de voir dans la métaphysique et l’éthique les deux dimensions cruciales de la condition humaine. Il considère l’homme comme un animal soumis à un strict déterminisme biologique, qui poursuit aveuglément les buts de l’espèce. Si l’oeil de Jed Martin, le héros de La Carte et le territoire, est celui d’un « anthropologue », l’oeil de Houellebecq est plutôt celui d’un éthologue. Il se plaît à décrire les événements humains comme relevant du registre de simples comportements animaux. Le détachement de l’éthologue est, chez lui, souvent empreint de poésie et d’humour. D’autres fois, cependant, il présente ce dispositif poétique comme un protocole scientifique sérieux, supposé dévoiler une vérité cachée. Il se met à prendre au sérieux le jeu de l’éthologue et aimerait nous convaincre que sa voix s’élève réellement de l’outre-humain. On reconnaîtra là un désir humain. Trop humain…[access capability= »lire_inedits »]

Le comble de la confusion entre l’humain et l’animal

Il se trouve que la métaphysique naturaliste, dont Charles Taylor a livré dans Les Sources du moi une réfutation aussi rigoureuse que splendide, est absolument fausse. Nous pouvons donc nous réjouir que Houellebecq ne l’embrasse que de manière intermittente. Dans La Carte et le territoire, le comble de la confusion entre l’humain et l’animal est Observons un éthologue atteint lorsque le cadavre de Houellebecq se trouve mêlé à celui de son chien Platon, vision dont l’auteur semble admettre le caractère un peu déplaisant. Il n’hésite pas, du reste, à qualifier de « psychopathe » le naturaliste fondamentaliste qui a conçu cette bouillie humano-canine. Il y a, enfin, un paradoxe à ce que Houellebecq, en dépit de sa pente naturaliste, soit l’un des écrivains contemporains qui a le mieux rendu sensible la métaphysique.

Sur le ring de l’oeuvre de Houellebecq s’avance ensuite la métaphysique romantique, qui est résolument fausse, elle aussi. Elle se manifeste par la croyance auto-réalisatrice en de funestes destins (presque tous les héros de Houellebecq tentent de fuir la communauté humaine en s’imaginant les élus du malheur), par le vieux couple inséparable de l’amour et de la mort, par la fascination enfin pour la mort en tant que telle, et toutes les formes de décomposition du corps humain en particulier, putréfactions agrémentées parfois d’un soupçon d’ironie romantique. L’art de Houellebecq n’est jamais tragique, mais romantique et étonnamment inactuel. Il a quelque chose du classicisme des grands romantiques. La « vérité romanesque » chère à René Girard parvient curieusement à y cohabiter avec le « mensonge romantique ».

L’extension du royaume de la fatalité

C’est de la métaphysique chrétienne – et de ses torturants tiraillements avec les deux autres métaphysiques – que sourd la vérité romanesque. C’est d’elle que jaillit parfois, soudainement, l’affirmation de la liberté et de la finitude humaines. C’est d’elle aussi que procède le sens de l’humour houellebecquien et la possibilité d’une extension du domaine de la lutte. Cependant, le domaine de la lutte, qui est à mon sens le seul domaine proprement humain, doit sans cesse se battre, dans les romans de Michel Houellebecq, pour ne pas être englouti par l’extension du royaume de la fatalité et par l’extension du domaine de la larve (puisque sous l’oeil glaçant de l’éthologue, le phénomène humain tend à perdre singulièrement de son naturel et de son allant).

Depuis quinze ans, je lis Michel Houellebecq avec admiration. Il est, à mon sens, l’auteur de trois chefs-d’oeuvre : Extension du domaine de la lutte, Le Sens du combat et La Possibilité d’une île. Viennent ensuite deux excellents romans : Les Particules élémentaires et La Carte et le territoire. Et un très mauvais roman, enfin, heureusement unique en son genre : Plateforme. Avec La Carte et le territoire, Houellebecq met en oeuvre une fois de plus son art captivant, planant, nocturne, de la narration. Comme dans presque tous ses romans, les deux personnages principaux naissent par dédoublement, par parthénogenèse, comme deux « clones » jumeaux de l’auteur – tout en possédant pourtant une forte consistance romanesque. Comme dans ses romans précédents, les discussions entre ces deux « clones » – Jed Martin et Michel Houellebecq – sont très belles et d’une tension métaphysique bouleversante. Ces scènes sont en outre très drôles. La Carte et le territoire est sans doute le plus drôle des romans de Houellebecq. Il pourrait presque être qualifié de guilleret. Seul le début du roman est un peu faible. Tout le reste – y compris le roman policier très poétique de la troisième partie – est passionnant et nous enlève. Le style comporte parfois quelques faiblesses, bien moins prononcées que dans Plateforme. Il est vrai qu’au Houellebecq minimaliste, j’ai toujours préféré le mélange splendide de dépouillement et de baroque (la veine Lautréamont) d’Extension du domaine de la lutte.

Le long amour mutique entre un père et son fils

Le personnage de Jed Martin est beau et d’une grande justesse. Jed est le frère de Vincent Greilsamer, le personnage de La Possibilité d’une île, lui aussi artiste contemporain, autre figure sensible aux oeuvres fascinantes. La beauté de La Carte et le territoire culmine à mes yeux en deux lieux. Avec la dernière oeuvre d’art de Jed Martin, d’abord, sur laquelle se conclut le roman : sa vidéo présentant la dislocation de tous les objets industriels et des visages humains aimés, leur noyade et leur engloutissement dans un déluge végétal. Si cette vision procède des métaphysiques naturaliste et romantique, qui me semblent illusoires, elle n’en est pas moins d’une très vive beauté.

L’autre sommet, enfin, se rattache quant à lui à la métaphysique chrétienne. Il s’agit du récit du rapport entre Jed Martin et son père, qui constitue la part la plus bouleversante, la plus profonde, de La Carte et le territoire. Le récit de la fidélité silencieuse d’un fils, le récit du long amour mutique entre un père et un fils. Amour couronné, juste avant la mort du père, par l’instant unique où les paroles d’une vie entière sont soudain prononcées, en quelques heures nocturnes, par père et fils, délivrées, déversées enfin, intarissablement, dans l’éternité de quelques heures.

Dans ces paroles, le père fait don au fils, pour la première fois, du récit de toute sa vie, de l’échec de toute sa vie. Ces paroles révèlent au fils à quel point sa peinture est née de l’amour, à quel point son oeuvre non seulement exalte le mystère du travail humain, c’est-à-dire du travail de son père, mais a encore fidèlement accompli le désir le plus intime de son père, bien que ce désir lui soit demeuré jusque-là inconnu. Peut-être l’oeuvre du fils – dont les significations ne peuvent se résumer à cette seule hypothèse – rachète-t-elle même le désastre de la vie du père.

Dans la nuit du non-savoir, dans la nuit sans parole, l’amour du fils a obéi. Chaque jour de l’existence de Jed Martin répète muettement le dernier vers du Sens du combat : « Aujourd’hui, je reviens dans la maison du Père. » C’est du reste le lieu où décide de demeurer, à la fin de sa vie, le personnage nommé Michel Houellebecq, qui s’est fait secrètement baptiser. L’échec, lui aussi, peut être manqué de peu.[/access]

Novembre 2010 · N° 29

Article extrait du Magazine Causeur



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