Sur le chemin du Vieux-Colombier, l’un des derniers théâtres nichés entre les ors de l’Odéon et les étals de livres du Lucernaire, le promeneur presse le pas. Dans ce Quartier Latin désormais voué à la célébration du luxe et de la ripaille fine, il va assister à une grande première : Oblomov joué par la Comédie Française.
Adapter le roman de Gontcharov (1859) en pièce de théâtre n’allait pas forcément de soi – quelques centaines de pages d’un roman majeur ne font pas toujours le bonheur du saltimbanque. Le personnage d’Illia Illitch Oblomov, gentilhomme perpétuellement vautré au lit, recèle pourtant quelque chose d’éminemment théâtral. Revenu de ses pitreries télévisuelles sur Canal+, Guillaume Gallienne est plus vrai que nature dans le rôle titre en victime consentante de la maladie du sommeil.
Cela étant, Oblomov est beaucoup plus que l’histoire d’un paresseux. Il y a d’abord le couple improbable formé par Illia Illitch et son vieux valet Zakhar, incarné par un Yves Gasc au sommet de la bougonnerie. Zakhar et Oblomov jouent aux Laurel et Hardy avant l’heure et leur numéro de duettistes de la procrastination fait merveille sur la scène du Vieux-Colombier. Dans leur thébaïde poussiéreuse, ils se chamaillent comme deux vieux amants : l’un rechigne à nettoyer et épousseter, l’autre repousse aux calendes grecques la gestion de son domaine et la correspondance avec son propriétaire, qui les menace d’expulsion. Le vieux Zakhar a lavé les layettes de son maître, et leurs chamailleries d’adultes puérils tournent au duo tragi-comique. Le poignant n’est jamais très loin lorsque le spectateur s’esclaffe de leurs scènes de ménage dans cet appartement miteux virant à la champignonnière.
Un jour, surgit Stolz, le meilleur ami d’Oblomov. Moitié allemand, autant dire travailleur, rigoureux, déterminé et ordonné aux yeux d’un russe, cet homme du monde interprété par le talentueux Sébastien Pouderoux réussit en amour comme en affaire. Antithèse de son ami d’enfance, Stolz bouscule son quasi-frère de lait : il doit sortir de l’oblomovisme (oblomovtchina), la goutte le guette ! Pour Stolz, il n’est d’hommes que de richesses. En rébellion contre lui-même – « Donne-moi cette force et cette volonté qui me manquent, et l’intelligence aussi, et puis mène-moi où tu voudras, je marcherai derrière toi » adresse-t-il à son éveilleur – Oblomov s’aguerrit, mange à heures fixes, perd du poids, troque sa robe de chambre crasseuse contre une mise soignée, se met rencontrer la société mondaine…
Puis l’impensable se produit : Stolz présente une ravissante jeune fille à Oblomov et Oblomov tombe amoureux ! Chanteuse à ses heures perdues, Olga cède à sa cour malhabile. Petit bémol au milieu d’une pièce fort bien troussée, Marie-Sophie Ferdane marque de sa voix cristalline un jeu trop haut perché. Toutefois la magie opère et l’on se réjouit de voir notre oisif s’ouvrir aux sentiments. Mais la fatalité en décide autrement. Dès le départ, la cause était entendue : tandis qu’Olga fantasme son prétendant en « Galatée dont elle voudrait être le Pygmalion », préfigurant l’inversion contemporaine des rôles sexuels, Oblomov se projette dans une enfance mythifiée aux plaisirs simples. La mise en scène de Volodia Serre restitue cette nostalgie par un usage judicieux de la vidéo. Nourrissant le songe régressif d’un âge d’or infantile, l’éternel velléitaire réalise l’ampleur du malentendu amoureux avec Olga. Le dilettante éconduit sa promise. Oubliés marivaudage, mariage et déclarations enflammées, Oblomov épouse sa condition tragique. Au désespoir de ses amis, il se résout à une vie simple et monotone, renouant avec le temps suspendu de son enfance et l’amour rassurant d’une matrone. Magnifiant sa fatigue d’être soi, il assume définitivement « être trop paresseux pour vivre ».
Au siècle dernier, la vulgate pseudo-marxiste voyait en Oblomov l’archétype du propriétaire terrien oisif vivant de ses rentes pendant que ses pauvres paysans suent sang et eau. Aux antipodes de cette interprétation bassement idéologique, le héros de Gontcharov n’assume jamais sa condition aristocratique et ses privilèges matériels.
Qu’un groupe anti-industriel ait fait d’Oblomov son étendard devrait nous interpeller sur le sens profond de cette fable. Certes, son état larvaire ne propose aucun modèle d’accomplissement existentiel. Transi, engourdi sous sa couverture, Illia Illich est assailli par la peur de vivre et d’aimer. Mais certains de ses refus s’avèrent salvateurs pour qui sait les transmuer en art de vivre. Refus du salariat, des faux-semblants mondains et des coups de moulinets de son ami Stolz pour lequel l’existence n’est que travail et performance. Par son éclat subversif, l’œuvre de Gontcharov appartient à un répertoire pleinement antimoderne. Grâces soient rendues à Volodia Serre, dont les inévitables ellipses n’atrophient pas ce long récit adapté sur les planches.
La nuit venue, nous avançons le pas léger en méditant la phrase de Lessing : « Paressons en toutes choses, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant ».
Rideau !
Oblomov, Théâtre du Vieux-Colombier, 21 Rue du Vieux Colombier, Paris 6e, jusqu’au 9 juin 2013.
©Brigitte Enguérand / collection Comédie-Française.
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