Pour savoir qui a vraiment dit quoi, revenons à la source de ce « scoop ». Une institution privée de recherche américaine, fort respectable au demeurant, le Site Intelligence Group, s’est spécialisée dans la surveillance de la mouvance d’Al Qaïda. Chaque jour elle repère sur le web et traduit en anglais une quantité de messages publiés sur les forums pro-jihadistes ou assimilés. Lundi dernier, l’institut Site fait état d’un message posté sur un site islamiste par un internaute anonyme répondant au pseudonyme de Mohammed Haafid dont les gens de Site certifient qu’il soutient Ben Laden mais n’est en rien lié à l’organisation terroriste. Dans son post sur un forum, Mohammed Haafid explique qu’Al Qaïda souhaite la victoire de McCain, afin que l’Amérique s’engage encore plus en Irak et y connaisse la plus grande défaite de son histoire. On aura donc compris qu’il ne s’agit pas vraiment d’un appel à voter ordinaire, mais d’une tentative d’humour salafiste. D’ailleurs, pour être sûr qu’on ne le prendra pas au mot, le même correspondant précise qu’une fois acquise la victoire de McCain, Al Qaïda fêtera ça avec un gigantesque attentat aux USA. Si ce billet est la preuve d’un soutien authentique à McCain, alors on peut raisonnablement envisager que les Romains furent les premiers sur la Lune ou que George W. Bush et Donald Rumsfeld pilotaient en personne les deux avions qui se sont écrasés sur les Twins.
Et pourtant, on l’a dit, redit et répété et rabâché sur tous les tons : Al Qaïda soutient McCain ! Pourquoi, comment ? Le cheminement du bobard est assez simple. Lundi, Pamela Hess, spécialiste des questions militaires à Associated Press, reçoit cette traduction de SITE, et rédige aussitôt une dépêche pour son agence. Celle-ci arrive dans les rédactions du monde entier sous le titre « Al-Qaïda apporte son soutien à John McCain ».
Compte tenu de la division du travail dans la presse, il n’est pas du tout sûr que ce titre complètement délirant soit de la plume de Pamela Hess. Ce qui est certain, en revanche, c’est que Pamela Hess n’insiste absolument pas sur le caractère fantaisiste de ce soutien, pourtant expressément assorti d’une promesse d’attentat en cas de victoire de McCain ! Ce qui est certain aussi, c’est que Pamela Hess est une journaliste engagée, notoirement hostile à la politique de George Bush en Irak (après y avoir été favorable aux premiers temps de l’intervention). Certain encore, le fait qu’une multitude de sites internet, de journaux, de radios et de télés ont répercuté cette dépêche, sans moufter, sans la mettre au conditionnel, sans la vérifier, ni la sourcer, (et pas seulement en France : même la censément droitiste Fox TV a publié la dépêche, en l’état, sur son site !). Ce qui est certain enfin, c’est que cette galéjade a été métamorphosée en scoop avéré parce qu’elle correspond au climat général d’hystérie obamaniaque : si une dépêche du même genre était arrivée arguant d’un prétendu soutien d’Al Qaïda au candidat démocrate, j’ai la conviction qu’on y aurait réfléchi avant de la publier, ne serait-ce que par souci légitime de ne pas encourager l’islamophobie, la négrophobie ou autres penchants détestables. C’est probablement pour ce genre de raison que notre presse s’est faite étonnamment discrète sur le soutien tonitruant du leader raciste Louis Farrakhan à Barack Obama[1. Ce soutien a été « rejeté » par Barack. Mais Farrakhan l’a néanmoins maintenu et, dans l’isoloir, les centaines de milliers de voix farrakhanites compteront comme les autres.], pourtant on peut imaginer que le soutien, bien réel, de Nation of Islam pèsera plus lourd dans les urnes américaines que l’appel supposé d’Al Qaïda. Farrakhan-Obama, vous en avez souvent entendu parler ? Moi non.
On aura bientôt oublié cette lamentable affaire. Il n’en reste pas moins que ce genre de bavure a tendance à se surmultiplier. Comme l’écrivait sans fard dès 2005 une consœur américaine à propos d’un scoop totalement bidon de l’hebdomadaire Newsweek, les racines du mal sont connues : « La réponse est à chercher du côté de l’info en continu 24 h sur 24 h et de sa diffusion en temps réel sur le net. Une fois qu’un journaliste a déniché un scoop, il faut le diffuser illico, sans quoi on prend le risque d’être grillé par le site web d’un média concurrent ou par un blog. On ne se bat plus comme autrefois pour être le premier à sortir un scoop dans l’édition du matin. C’est une course contre la montre permanente, qui laisse bien peu de place à la rigueur journalistique. Bien sûr les journalistes peuvent résister à cette pression, mais ils le feront à leurs risques et périls ! » Ces lignes sont signées d’une experte : elle s’appelle Pamela Hess.
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