Je ne voudrais pas vous affoler, mais il faut vraiment faire gaffe à ce qu’on dit. Parce qu’en plus de ne pas vexer les juifs, les arabes, les goys, les pédés et tous les autres, victimisés par l’histoire et par la France, il convient aussi de ménager en toute heure et en tout lieu la sensibilité du téléspectateur qui sommeille en chacun de nous. On veut bien communier dans l’horreur et la compassion trois fois par jour – voire plus pour les adeptes de la torture moderne appelée information continue – mais pas faire des heures sups. En dehors des heures de boulot, nous apprécions d’être protégés contre le réel et souhaitons que nous soit épargné le rappel douloureux de notre condition de mortels. Sinon, à quoi ça servirait que les cellules d’aide psychologiques se décarcassent ?
Mardi dernier, jour de la catastrophe du vol 447, Gil Mihaely et moi-même nous attablons à la terrasse de nos copains Sélim et Daddy, le principal quartier général de Causeur. Comme tout le monde, nous échangeons des banalités compassionnelles et convenons qu’on est bien peu de choses. Je raconte à Gil l’histoire, entendue à la radio, de cette jeune fille qui, moyennant 200 €, a laissé sa place dans le vol précédent à un passager pressé. Bref, nous sommes contents d’être en vie, vaguement tristes pour ceux qui ne le sont plus et rétrospectivement effrayés à l’idée que l’un de nos proches aurait pu se trouver dans l’Airbus. Une vraie conversation de café du Commerce, ponctuée par les salutations des habitués.
Soudain, Gil éclate de rire. Vous connaissez Gil, c’est pas le genre cynique, mais la publicité qui recouvre les tables du bistrot aiguise son sens de l’humour noir. Il s’agit d’une campagne anti-tabac qui compare les risques pris par un individu sain et par un fumeur. La version que nous avons sous les yeux nous apprend, je vous le donne en mille, qu’ »un homme a une 1 chance sur 1,5 millions de mourir foudroyé », alors qu’ »un fumeur a 1 chance sur 2 de mourir du tabac ».
Statistique imparable qui devrait effrayer les fumeurs. Sauf qu’à ce moment-là, les experts qui ne savent rien mais doivent tout dire, ont à peu près convaincu tout le monde que la foudre était responsable de l’accident de l’A 330. « Publicité mensongère, lâche Gil. Enlevez ça tout de suite, c’est honteux. » On rigole un peu et, c’est pas pour me vanter mais, animée d’un vrai réflexe de grand-reporter en veste à poches, je prends la pub en photo (en vrai, c’est pour l’envoyer aux copains). Après quelques commentaires, dont j’admets qu’ils ne sont pas tous de la première finesse, et après avoir répété deux ou trois fois ce que nous avons déjà entendu une dizaine de fois, nous passons à autre chose parce que tout ça est bien triste et que la vie est courte, même quand on ne fume pas.
Le lendemain, passant devant le café avec un autre camarade, l’épisode me revient en mémoire. « Viens, je te montre un truc marrant », dis-je. Pendant quelques secondes, j’ai une sorte de vertige : la publicité foudroyante a disparu. Le napperon de carton est blanc. Aurais-je rêvé ? Sélim et Daddy ont-ils été pris d’un accès de pudibonderie compassionnelle ? Ont-ils eu peur de chagriner leurs clients avec l’évocation de la méchante foudre qui viendra frapper leur avion s’ils ne sont pas sages ? Renseignement pris, ce n’est pas ça du tout. Ces salauds se fichaient bien des ravages psychologiques qu’aurait pu faire leur réclame.
Le fin mot de l’affaire est bien plus rigolo. Figurez-vous, affectionnés lecteurs, que la société qui gère ce petit business de napperons publicitaires avait débarqué le matin même pour faire disparaître la publicité si criminellement évocatrice des malheurs du monde. Mais le plus comique est qu’elle l’a fait sur ordre de la Préfecture. Comme je vous le dis. Quelque part sur l’Île de la Cité, un fonctionnaire a jugé qu’en ces jours de deuil il n’était pas convenable que quelque chose rappelle aux populations éplorées l’existence de la foudre – depuis, la foudre a été innocentée, mais tant pis pour elle. Il faudrait le décorer, ce Bouvard et Pécuchet à lui tout seul, pour avoir inventé le droit de l’homme à rester un enfant. Comment ne pas être pleins de gratitude quand nos gouvernants s’emploient ainsi à nous épargner le rappel des tragédies de la vie en particulier de la dernière d’entre elles ? Le mot « mort » ne tue peut-être pas, mais il fatigue grave.
Seulement, il ne faudrait pas s’arrêter en si bon chemin. Il sera difficile de soustraire à notre vue tous les sujets d’affliction produits par une réalité bien contrariante. Repeindre la vie en rose, c’est un boulot à plein temps – généralement exécuté, d’ailleurs, par les publicitaires. Je suggère cependant de s’attaquer à la racine du mal et de lancer la bataille pour l’assainissement du réel par l’interdiction du roman, cette invention diabolique hantée par le négatif.
Cela dit, je suis peut-être injuste avec le fonctionnaire au grand cœur. Après tout, il ne manque pas d’humour. En effet, s’il a ordonné la disparition de la foudre, il n’a pas jugé nécessaire de réclamer l’élimination du deuxième visuel de la campagne anti-tabac.
Un petit marrant, je vous dis. Je ne sais pas si ça vous fait le même effet, mais moi, ça m’a donné furieusement envie de fumer une clope.
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