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Numérique: l’enfer est taxé de bonnes intentions

Une loi stupide pour taxer le streaming musical


Numérique: l’enfer est taxé de bonnes intentions
La plateforme française de streaming musical Deezer célèbre son introduction à la Bourse de Paris, 5/7/2022 Romuald Meigneux/SIPA

Rouleaux compresseurs de l’industrie du divertissement, les plateformes de musiques et de vidéos en ligne vont bientôt être redevables d’un impôt spécial au titre de la « justice sociale ». Une fausse bonne idée, selon le chercheur, spécialisé en intelligence artificielle et musique, François Pachet, qui est atterré que le législateur ne comprenne rien à l’économie digitale.


Depuis les succès du streaming, désormais la première forme de diffusion de la musique, de nombreuses voix s’insurgent contre les rémunérations très faibles versées aux artistes par les plateformes. Le sujet est complexe, mais il est vrai que vivre de sa musique est aujourd’hui très difficile, à moins d’être une star internationale. Il faut faire un million d’écoutes pour gagner quelques milliers d’euros, dont seulement une petite partie est reversée aux artistes. Qui fait des millions de streams aujourd’hui en France ? N’oublions pas cependant que le streaming réalise un rêve ancien, voire antique : rendre la culture accessible à tous, à grande échelle et partout. L’accès plutôt que la propriété : le streaming crée un monde dont les boomers les plus audacieux n’auraient jamais rêvé. Les plus riches d’entre eux possédaient une centaine de vinyles. Un jeune de la génération Z a à sa disposition immédiate et quasi gratuite (dix euros par mois) environ 100 millions de titres. Nous sommes passés de la rareté stable à ce que les anthropologues appellent une société d’abondance. Nous l’avons tous voulue, nous l’avons eue.

À première vue, trouver des financements pour permettre à la filière de compenser des revenus trop faibles semble donc être une bonne idée. La loi votée le 13 décembre par l’Assemblée nationale prévoit de prélever 1,5 % du chiffre d’affaires des diffuseurs de musique par streaming. Cette loi concernera les acteurs comme Spotify, Deezer, mais aussi de gros diffuseurs comme Amazon, Apple ou Google (via YouTube), qui représentent des parts de marché non négligeables.

C’est malheureusement une loi inique, voire stupide. Déjà, taxer le chiffre d’affaires (les revenus) et non pas les bénéfices relève d’une vision étrange de l’économie (on apprend désormais au lycée, voire au collège, qu’une société a des charges, qu’il faut retrancher du CA pour obtenir le bénéfice). Les revenus des plateformes de streaming sont par ailleurs reversés à 70 % environ aux ayants droit, c’est-à-dire aux labels (Universal, Sony Music, etc.). Moribonds dans les années 2000 quand la musique a été massivement numérisée grâce au format MP3, victimes de piratage massif, ils sont aujourd’hui plus riches que jamais, et ce grâce à ces plateformes qui leur reversent des milliards de dollars par an. Cependant, aucune plateforme aujourd’hui n’est encore véritablement rentable. Les bénéfices réalisés par les acteurs indépendants Spotify et Deezer, tous deux européens (Deezer est né en France, Spotify est suédois), sont fragiles. Depuis sa création en 2008, Spotify n’a jamais été profitable sur une année entière ! En cause, précisément, les charges élevées (maintenir une plateforme pour 500 millions d’utilisateurs est très coûteux) et le reversement de l’essentiel des revenus aux labels. En 2023, Spotify a licencié environ 25 % de ses effectifs dans l’espoir de parvenir enfin, après quinze ans, à être profitable. Enfin, ces deux entreprises, les seules européennes du secteur, doivent lutter contre des services analogues proposés par les fameux Gafam (notamment Amazon, Apple, Google), qui sont régulièrement accusés de domination excessive. Il faut noter que les revenus spécifiques au streaming de ces Gafam ne sont pas connus, car ils sont mélangés à d’autres activités (vente d’ordinateurs et d’iPhones pour Apple, vente de tout pour Amazon) qui sont, elles, très lucratives. On peut cependant douter qu’ils soient rentables en eux-mêmes. On taxe donc une activité européenne pas ou peu rentable, qui lutte à armes inégales contre les méchants Américains. D’ailleurs, la loi à peine votée, Spotify a déclaré qu’il réduirait ses investissements en France, et abandonnait son soutien financier aux Francofolies de La Rochelle et au Printemps de Bourges : cherchez l’erreur.

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La relative faiblesse des revenus des artistes s’explique par le fait que les labels conservent l’essentiel des revenus (un contrat typique donne environ 10 % à l’artiste). Si les plateformes de streaming peinent à trouver la rentabilité, il faut chercher les causes ailleurs que dans la gourmandise des artistes.

Le fait est qu’au moment où le rêve d’un accès universel à la culture se réalisait, la démocratisation des moyens de production musicale (le home studio) engendrait un effet imprévu : la surabondance de l’offre. Fini les coûteux studios d’enregistrement avec des tables de mixage sophistiquées et des ingénieurs du son pour les piloter. N’importe qui peut désormais, pour un coût dérisoire, composer et produire entièrement un titre sur son lit (il y a même un style de musique clinophile[1] : la bedroom pop). Les plateformes proposent à peu près autant de nouveaux titres par jour qu’il y en avait par an en Angleterre il y a vingt ans ! Par conséquent, beaucoup plus d’artistes, beaucoup plus de musique et une difficulté quasi insurmontable pour un nouvel arrivant de se frayer une place dans les playlists et les recommandations plus ou moins automatiques.

Autant dire que la loi streaming ne réglera rien. Il faut souligner que la plupart de nos députés sont totalement incompétents dans les matières techniques et scientifiques. On avait Cédric Villani, un brillant esprit capable de comprendre et synthétiser des domaines entiers de l’industrie de la « tech », mais il n’a pas survécu aux mouvements chaotiques de la vie politique. Dans l’Assemblée nationale actuelle, on peine à trouver un élu ayant une quelconque expérience (ne parlons même pas de connaissance) des milieux de la tech qu’il faudrait aujourd’hui, plus que jamais, défendre.

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En réalité, ce texte est un sparadrap de fortune qui cache mal le problème de fond dont personne n’ose parler : la dévaluation de la culture numérique. On le sait, quand on fait tourner la planche à billets, on crée de l’inflation en dévaluant la monnaie. Pourquoi en irait-il autrement avec une création culturelle toujours plus prolifique, plus rapide, plus balisée, plus facile à produire ? On ne peut pas à la fois prétendre que n’importe qui est artiste et garantir à tous ces artistes des revenus susceptibles de les faire vivre. Le même phénomène touche les livres – les éditeurs ont du mal à lire tous les manuscrits qu’ils reçoivent, au point que pendant le Covid, ils ont cherché à calmer les ardeurs des auteurs en herbe. Et le cinéma n’échappe pas à cette tendance. Comme dit Éric Neuhoff, on n’a peut-être pas besoin de 250 films français par an. Finalement, l’abondance culturelle, longtemps désirée, n’est peut-être pas si désirable.


[1]. La clinophilie est le besoin (pathologique) de rester couché.




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