Daoud Boughezala : Contrairement à mai 68, Nuit debout n’est pas parti des universités mais de la place de la République, lieu symbole des attentats qui ont ensanglanté Paris l’an dernier. Quelle signification y voyez-vous ?
Yves Michaud[1. Philosophe, Yves Michaud est spécialiste de la violence sociale. Il vient de publier Contre la bienveillance (Stock, 2016).] : Ceux qui, comme moi, ont connu mai 1968, savent que ça n’a rien à voir. Nuit debout est un mouvement gaucho-populiste, comme on en voit dans plusieurs autres pays d’Europe, en Espagne avec Podemos, en Grèce avec Syriza, ou en Italie avec le mouvement Cinq étoiles. Ça manquait en France puisque nous avions déjà un populisme de droite bien organisé en parti, le Front national, mais pas encore la variante d’extrême gauche exprimant une demande de prise de parole directe du peuple.
Cette aspiration à la démocratie directe peut-elle déboucher sur un projet politique concret, comme dans les pays que vous avez cités ?
Il y a peu de chance que Nuit debout se constitue en mouvement tel quel, car la démocratie directe et participative s’épuise et s’évapore dans les assemblées générales. De plus en plus de loufoques y participent jusqu’à ce que plus grand monde ne vienne. À un moment critique, des professionnels des appareils politiques reprennent la dynamique en main – des léninistes pratiquant un nouveau « centralisme démocratique ». C’est le cas de partis comme Podemos en Espagne, ou du mouvement italien Cinq étoiles dont l’idéologue Casaleggio, récemment décédé, gérait le parti à travers une entreprise de communication à lui, extrêmement opaque – y compris sur le plan financier. Si, d’après Lénine, « le socialisme, c’est l’électrification plus les soviets », le gaucho-populisme, c’est Internet plus les soviets.[access capability= »lire_inedits »]
C’est-à-dire ?
Aujourd’hui, le fantasme d’expression directe, le fantasme des « conseils » est à la fois renforcé et biaisé par le numérique et la communication transversale. Or, pour avoir lu les 46 volumes des œuvres complètes de Lénine, je vous assure qu’il n’y définit jamais ce qu’est un soviet. Envers et contre tout, on a besoin des partis en démocratie, ne serait-ce que parce qu’il faut un minimum d’organisation. La démocratie permanente est un beau rêve avec de multiples dangers comme la non-comptabilisation ou le trucage des votes, les scrutins à n’en plus finir et qui s’annulent. Sans système de représentation, on tombe dans les errements de la démocratie antique, des emportements d’assemblées qui condamnent à mort les généraux victorieux à la bataille des Arginuses parce qu’ils n’ont pas enseveli les morts !
Que dit l’éviction d’Alain Finkielkraut de la place de la République des limites de cette démocratie participative ?
L’anecdote montre à quel point le débat politique devient en ce moment violent et intolérant. C’est ce que j’observe sur Facebook où les échanges d’idées se sont considérablement durcis, y compris chez les tenants de la « démocratie permanente ». Quelqu’un comme Philippe Corcuff ne discute pas, il invective – et ce n’est pas le pire !
Pourtant, du Palestinien au Rom en passant par la femme voilée, l’extrême gauche mouvementiste a à cœur de défendre toutes les identités minoritaires. Pour fantaisiste qu’il soit, en quoi ce tropisme menace-t-il la citoyenneté ?
Tenir compte des Palestiniens, des juifs, des femmes battues, des SDF, etc., c’est moralement très bien, mais à force de multiplier les lois de circonstance et les réglementations personnalisées on détruit les libertés et on entre dans la « customisation », comme on dit en marketing. Une communauté politique a pour fondement l’accord sur quelques principes, un accord qui implique qu’on accepte de renoncer à un certain nombre de particularités. À charge pour la société d’essayer de rétablir la justice en tenant compte des dons et des handicaps, mais jusqu’à un certain point seulement, sans quoi le concept d’égalité est pulvérisé.
… au profit de ce que vous appelez l’« État-guichet » ?
C’est une dérive naturelle du welfare state, qu’on traduit communément par État-providence alors qu’il faudrait plutôt parler d’État de bien-être. On est allé trop loin dans les traitements individualisés pour répondre à la diversité de la société. Du coup, l’État-guichet a pour contrepartie une démocratie consumériste fondée sur les particularités de chacun. Ainsi, si tout le monde approuve le principe d’une école publique gratuite, ce consensus n’empêche pas un énorme absentéisme des élèves, sur des périodes très longues, souvent avec l’accord des parents. Les gens veulent bien de l’école, mais à la carte ! Pour prendre un exemple plus polémique, si tous veulent des piscines publiques gratuites, certains réclament des horaires différents pour les hommes et les femmes.
Nombre d’élus locaux, de droite comme de gauche, cèdent à ce genre de revendications. Dans des sociétés démocratiques aussi plurielles que la nôtre, n’est-ce pas inévitable ?
Beaucoup des plaintes particularistes disparaîtraient si les gens avaient le sentiment de vivre dans une société qui veut être juste. Cela suppose que nos gouvernants adoptent des dispositions qui établissent une égalité et une justice élémentaires permettant l’adhésion populaire. C’est pourquoi je défends l’instauration d’une représentation proportionnelle intelligemment pensée et la mise en place d’une réforme fiscale lisible et transparente.
La fiscalité est l’indicateur le plus clair du type de société que l’on veut obtenir : on a autant d’États qu’il y a d’impôts. On devrait établir, comme le demandait la Révolution française, un impôt progressif universel, qu’il n’y ait personne de non imposable, quitte à ce que certains ne paient qu’un euro symbolique et que d’autres soient soumis à des taux quasi confiscatoires pour les tranches les plus élevées de leurs revenus.
Pour reprendre votre vocabulaire, cette attention portée aux petites gens au détriment des élites n’est-elle pas foncièrement populiste ?
Pas du tout. Le populisme, que favorisent des mouvements aux demandes aussi éparses que Nuit debout, conduit à des programmes fourre-tout contradictoires, donc inapplicables, ainsi qu’à des alliances contre-nature. En Grèce, Syriza s’est allié à un parti poutinien ultraorthodoxe pour obtenir la majorité autour d’un projet démagogique. Ce que je critique aussi dans le populisme de Nuit debout, c’est que les plaintes qui s’y expriment émanent d’individus capables d’aller place de la République et d’utiliser les réseaux sociaux. On n’entend pas les doléances des retraités qui touchent entre 500 et 700 euros par mois. Pour ça, il faut aller sur RTL !
Justement, lorsque la parole est laissée aux auditeurs, on les entend souvent se plaindre d’insécurités physique et culturelle. Dans votre dernier livre, vous y allez sans détours : « l’invasion pacifique massive peut parfois remplacer l’invasion violente ». Prônez-vous l’arrêt de l’immigration pour pacifier la société ?
Non, c’est une question très grave mais qu’il faut aborder avec nuances. L’immigration n’est pas arrêtable, les migrants sont là et il faut les intégrer. C’est un problème gigantesque appelé à s’amplifier, a fortiori si on continue de déstabiliser le Moyen-Orient comme on l’a fait depuis la guerre en Irak en 2003. Merkel et tout récemment le pape ont aussi commis une erreur monumentale en disant aux migrants : « On vous accueillera tous ». Cela a créé un appel d’air qu’il faut gérer.
Si je me fie à votre diagnostic de l’intégration des précédentes vagues d’immigration musulmane, il y a du pain sur la planche. Sans parler de cinquième colonne islamiste dans notre pays, existe-t-il une contre-société d’enfants d’immigrés n’ayant pas intégré des valeurs telles que la liberté d’expression ou de conscience ?
Cela me paraît tout à fait évident. J’y vois non seulement l’échec complet des politiques de banlieue qui depuis quarante ans ont englouti des quantités d’argent considérables, mais aussi le fiasco considérable de l’école. Mais le problème des banlieues a précédé le développement de l’islamisme. À l’image de la rappeuse Diam’s, toute une jeunesse désorientée trouve dans l’islam une identité de remplacement. Jusqu’au milieu des années 1990, la crise des banlieues ne s’articulait pas autour de l’islam, malgré quelques terroristes comme Khaled Kelkal. Et les Frères musulmans comme les salafistes ont profité de ce terreau pour « travailler » cette jeunesse.
Face à cette offensive prosélyte, vous préconisez un civisme intransigeant incluant la signature d’un serment de fidélité à la collectivité quand le citoyen devient majeur. Croyez-vous l’islam soluble dans ce républicanisme à la Rousseau ?
Les gens ont le droit de croire ce qu’ils veulent. La Révolution française, dans ses Constitutions de 1791 et 1793, a accordé la liberté de religion, notamment aux juifs et aux protestants… à condition que cela soit dans le respect de la constitution. En vertu du principe de neutralité, la République n’a pas à tenir compte des religions. C’est toute l’erreur des gouvernements successifs que d’avoir voulu imposer des modes de vie français aux immigrés, alors qu’il aurait fallu simplement mais fortement les intégrer à la République.
C’est vous qui le dites ! Primo, nos dirigeants ont renoncé à l’assimilation, au profit d’une intégration purement économique. Et secundo, la France ne se résume pas à un ensemble de valeurs abstraites, c’est aussi une culture et une histoire remontant au fond des âges, un héritage que les nouveaux arrivants doivent s’approprier…
Certes, on a péché par angélisme en déversant beaucoup d’argent sur les associations sans y regarder de trop près, pour simplement avoir la paix. Cela fait trente ans que l’ancien député-maire communiste de Vénissieux, André Gerin, dénonce l’abandon des banlieues et une situation qui se dégrade à force de laisser-aller. Pour autant, je crois que l’identité ne peut se construire que sur la base abstraite et intellectuelle de l’adhésion à des principes. Au XIXe siècle, on a construit une identité nationale beaucoup trop rigide et cocardière, avec comme piliers la centralisation, l’interdiction des langues régionales. C’est une époque révolue car nous vivons, quoi qu’on fasse, dans un monde profondément multiculturel. Du moment où une Française musulmane adhère inconditionnellement aux principes républicains – sans accorder le moindre privilège à la charia, en reconnaissant le droit absolu à l’apostasie et à l’incroyance, je n’ai rien contre le fait qu’elle porte un voile. Je parle bien du voile, pas de la burqa. Après tout, nos bonnes sœurs aussi en portaient.
Conjuguer républicanisme et multiculturalisme, vous ne craignez pas le grand écart !
Le multiculturalisme que j’admets n’a rien de politique. Ça n’est que du folklore : vous avez le droit de croire en ce que vous voulez, de vous déguiser le dimanche pour aller faire des danses paysannes, mais la primauté de la loi républicaine n’est pas négociable.
Voilà qui est dit. En tant que spécialiste de l’empirisme philosophique, pensez-vous que la France en général et la gauche en particulier pèchent par leur préférence pour les grandes idées abstraites ?
Nos politiques ont peur de la réalité, lui accordent peu d’attention et donc se réfugient dans les grands principes. Je vais vous raconter une anecdote. En 1990, alors que ma femme travaillait au cabinet de Jack Lang, alors ministre de la Culture, il fallait des idées pour célébrer les dix ans de l’arrivée de Mitterrand à l’Élysée. Je lui avais conseillé de répondre à ses collègues : « Les banlieues, les banlieues, les banlieues », parce qu’à force de me balader dans ces banlieues, je savais bien quelle crise couvait. Le soir, en rentrant à la maison, elle me dit : « Tu m’as soufflé une ânerie, ils m’ont regardée comme si j’étais une demeurée et on est passé à autre chose. »
Nos politiques sont-ils si « hors-sol » que ça ?
Le fond du problème, c’est que les partis politiques sont dans un état intellectuel navrant. En France, on n’a jamais pris au sérieux les think tanks, alors qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni, ce sont des instituts financés par les partis qui engagent des chercheurs chargés de travailler sur certains thèmes avant que les politiques ne prennent des décisions. Si les Américains peuvent se permettre d’avoir des candidats parfois médiocres, c’est parce que leurs think tanks, y compris les plus à droite, fonctionnent très bien ! Ici, les think tanks sont des clubs mondains où les gens passent en écoutant distraitement. Il y a bien la fondation Jean-Jaurès pour publier des rapports de qualité sur la montée du populisme, ou les fractures sociales, pas si éloignés de Guilluy. Mais apparemment, au PS, personne ne les lit ![/access]
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