Mettez-vous à ma place : je suis de gauche et je suis même communiste. C’est peu de dire que je ne vis pas une période particulièrement faste. La trahison de la social-démocratie, je connaissais, c’était même une habitude mais dans ces proportions-là, je ne l’imaginais même pas. Les expériences de gauche, qui semblaient bien parties comme le Venezuela de Chavez ou la Grèce de Syriza se sont assez vite effondrées pour des raisons différentes mais le résultat est le même : ça a raté. Encore une fois.
En France, la création du Front de gauche a plutôt été un moment heureux avec les 11,5 % de Mélenchon à la présidentielle. Mais pour quoi faire ? Pas grand-chose : entre les logiques de survie de l’appareil du PCF et l’égo cyclothymique de Mélenchon, le Front de gauche s’est dissous.
Oui, mettez-vous à ma place. Je suis un utopiste. J’assume le mot. Je me demande à partir de quand il a pris des connotations négatives au point de devenir synonyme de totalitaire dans le pire des cas ou de légèrement benêt dans le meilleur. Je dirais entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990, entre la naissance de la Nouvelle Philosophie, le Vive la crise présenté par Yves Montand et l’année où Furet écrivit Le Passé d’une illusion, frappant de suspicion toute démarche cherchant à remettre en question l’ordre établi. Pourtant, je persiste et signe, je suis un utopiste parce que j’ai du mal à m’imaginer heureux tout seul, ce n’est pas plus compliqué que ça.[access capability= »lire_inedits »]
En vieillissant, je pensais que ça allait se calmer. Tout le monde me le disait. Tu mettras de l’eau dans ton vin (quelle affreuse métaphore, surtout si le vin est bon !). Eh bien ! Pas du tout!
Plus grave encore, je regarde même avec une sympathie non dissimulée tous ces groupes, ces initiatives, ces mouvements qui ont fleuri de manière inattendue et autonome en marge des organisations officielles. Oui, j’ai lu L’insurrection qui vient avant qu’Alain Bauer transforme Julien Coupat en Fantômas des TGV et Tarnac en base arrière de l’Ennemi intérieur. Oui, avec quinze ou vingt ans de moins, et à condition qu’il y ait des douches chaudes, j’irais bien passer du temps sur une ZAD pour voir s’il est possible d’inventer d’autres façons de vivre ensemble.
Alors comment voulez-vous que le mouvement Nuit debout ne m’ait pas, d’emblée, séduit ? Il y a d’abord eu cette idée, éminemment poétique, de sortir du temps en choisissant de continuer le mois de mars indéfiniment. Comme dans ce roman de Boris Vian de 1953, L’Arrache-Cœur : aujourd’hui, nous sommes le 43 mars. Le choix de la nuit non plus n’est pas anodin et participe de cette poésie : la nuit est ce moment où l’on peut encore essayer d’échapper au temps calibré par les convenances de la société marchande.
Il y en a qui ont beaucoup lu, dans les Nuits debout, loin des abrutis intolérants qui ont craché sur Finkielkraut. Notre amie Eugénie Bastié qu’on n’imaginerait pas spécialement favorable au mouvement, n’a-t-elle pas trouvé des participants qui lisaient La France contre les robots de Bernanos et a estimé avec raison que cela suffisait à racheter le tout. On peut lire dans ce pamphlet : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »
On pourrait trouver paradoxal d’espérer retrouver cette vie intérieure dans un tel rassemblement, au milieu de discussions parfois oiseuses. C’est oublier que nous sommes dans un monde où il est de plus en plus difficile d’être injoignable. Le désir des participants à Nuit Debout, c’est d’abord, avant toute élaboration d’un contenu programmatique, le désir de vivre un moment hors du temps. D’où la nuit, d’où le 43 mars. D’où, encore une fois, cette idée de réinventer le temps. Et s’il y a des lecteurs de Bernanos, il y a en forcément de Debord qui écrivait dès 1967, dans La Société du spectacle : « Dans son secteur le plus avancé, le capitalisme concentré s’oriente vers la vente de blocs de temps “tout équipés”, chacun d’eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a intégré un certain nombre de marchandises diverses. »
Ce qui m’a frappé dans les deux Nuits debout que j’ai pu voir, celle de Lille, place de la République (aussi) et celle de Nantes, place du Bouffay, c’est d’abord ce désir du pas de côté, du moment pris pour respirer, parler et finalement peu importe ce qui se dit. Le simple fait que cela ait lieu suffit : « Rien n’aura eu lieu que le lieu », dit Mallarmé dans Un coup de dés.
J’ai alors pensé à ce livre paru il y a bientôt quarante-cinq ans, et qui était à la fois une bande dessinée, un manifeste et le récit d’une utopie possible. C’était L’An 01 de Gébé qui devait être adapté en film par Alain Resnais, film dans lequel je me suis laissé dire que notre cher Luc Rosenzweig avait été figurant. Dans L’An 01, on ne fait pas la révolution, simplement « On arrête tout et on réfléchit ». Et le fait de tout arrêter suffit à changer le monde après ce temps de réflexion.
C’est sans doute ce qui énerve beaucoup à droite et un peu aussi à gauche. On se gausse des ateliers et commissions aux intitulés très murayiens, de la bigarrure des participants qui se révoltent contre les ondes électromagnétiques ou sont des adorateurs de la biodynamie, du langage des sourds-muets utilisé pour applaudir ou marquer son désaccord mais l’ensemble reste insaisissable, d’autant plus que ce mouvement, par la voix de Frédéric Lordon, est conscient de ses limites. « Nous n’occupons pas pour occuper. Nous occupons pour atteindre des objectifs politiques. […] Il faut que nous nous méfiions de notre entre-soi. Nous sommes tous ici assez homogènes », a déclaré l’économiste, la nuit du 34 mars.
Insaisissable par la droite, donc, ce qui était prévisible mais aussi par la gauche « amie ». J’ai bien vu des stands ou des regroupements du NPA, des JC, des écolos et autres mélenchonistes mais ils sont d’une discrétion de violette. On peut se rassurer, chez ses adversaires, en trouvant des ivrognes, des violents, des soraliens. C’est que les Nuits debout sont comme une auberge espagnole : on y trouve ce qu’on y amène a priori. Une détestation pour ces gauchistes crasseux ou une envie de voir, de voir « au cas où », de voir si cette fois-ci, ce ne serait la bonne. Et moi, j’ai bien aimé entendre cette jeune infirmière aux urgences, jolie et fatiguée, parler simplement de son travail de plus en plus dur, sans que cela se fasse par l’intermédiaire d’un écran.
Voilà, j’aime la Nuit debout parce qu’elle me donnent encore une fois, comme lorsqu’on rencontre une femme, l’occasion de me dire : « La révolution, c’est elle. » Et je préfère le chagrin d’amour qui suivra peut-être au regret de ne pas avoir essayé. Ou comme le disait Faulkner : « Entre le malheur et rien, je choisis le malheur. »
Jusqu’à la prochaine fois…[/access]
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