On arrive à Nuit debout comme au milieu de la fête de l’Huma. Des arabes glabres vendent des sandwiches halal, on fait la queue pour retirer de l’argent au distributeur le plus proche, des médecins parlent de leur condition précaire sans que personne ne les écoute, des skateboarders glissent sur la place de la République, une cantine végétarienne à prix libre campe au milieu de la place et l’on peut inhaler d’occasionnels effluves de cannabis. Le printemps est de retour, après huit mois de dur labeur, la véritable année, qui commence en avril et finit en septembre, peut démarrer. Le mouvement social du moment fait déplacer les foules.
Antispécisme et prépubères en keffieh
Avec un tant soit peu de mauvaise foi (et même sans mauvais foi), on peut trouver de quoi dégonfler la baudruche Nuit debout. Des jeunes capricieux, avec des dreadlocks, ramassent des bouts de joints usagés pour les casser et en rouler de nouveaux, des prépubères en keffieh agitent des panneaux défendant l’antispécisme (et donc l’abolition de toute différence entre l’homme et l’animal, ce qui est en somme tout un programme, à des années-lumière du très démodé antiracisme), des vieillards à la peau dégommée par l’alcool houspillent dans tous les sens et puis un bruit de basse assourdissant en fond sonore s’annonce en prévision de la soirée qui commencera quand tout le monde aura assez bu et fumé. Sans parler du reste, quelque chose semble avoir échappé à nos amis debout : ce monde a besoin de tout sauf de bruit supplémentaire.
On a tout de même envie de rester un peu. On ne crache pas sur la fraîcheur printanière d’un vendredi soir place de la République. On prend sa place au milieu des gens assis tendant l’oreille en agitant passagèrement les bras au-dessus de leur tête.
68, c’était hier…
Pendant l’Assemblée générale, un certain nombre de codes se mettent en place. On n’applaudit pas en tapant dans ses mains. Il ne faut pas interrompre les gens. Le silence reste salutairement gardé pendant que les gens parlent. Défilent alors toutes sortes de personnes. Un type au crâne rasé enthousiaste et revendicateur qui dit qu’il ne faut pas lâcher, que tout ça doit durer, qu’il faut faire attention aux récupérateurs comme le leader de Podemos Pablo Iglesias. Une femme rappelle le souvenir chéri de 68 arrêté en plein vol. On vit « un moment historique » nous dit-elle. Il ne faut pas se le faire voler. Un ouvrier Renault raconte avec émotion les dessous de tractations entre l’Etat et des bailleurs privés pour exclure les travailleurs des logements sociaux. Tous n’ont qu’un mot à la bouche : pas de recours à la violence. Ou plutôt, pas encore. Les policiers, qui surveillent et qui vident la place tous les matins à 5h00, pourront bientôt s’amuser un peu. Un autre jeune homme vient qui dit qu’il n’est pas révolté, qu’il n’a guère de raisons de l’être. Mais il est « un rêveur ». Et le monde de demain, il le voit ! Ce monde-là n’est pas aux mains du capital. Ce monde-là n’est pas un monde en guerre. Il insiste sur l’importance de la spiritualité. Qu’elle soit laïque ou religieuse, elle fait le ciment de la communauté. Nuit debout est en flagrant délit d’occulto-socialisme : ce sourd désir de fusion généralisée qui habite l’humanité depuis le XIXème siècle de Philippe Muray. Et, comme pour lui donner raison, lui qui regarde tout ça de là où il est avec un œil distrait, on amène une petite fille blonde à la tribune. « Les parents, quand ils travaillent, ils ne s’occupent pas de nous. Nous, on veut qu’ils travaillent moins ». Tonnerre d’applaudissements. Mains qui claquent à tout rompre. Bien évidemment. Infanthéisme quand tu nous tiens…
Il faut montrer patte blanche
Un dernier homme vient à la tribune avant la diffusion d’un film sur une toile que l’on est en train d’élever. Il veut faire un exposé en trois points. Il assure qu’il est solidaire du mouvement. Il insiste bien, il le répète. Chez Causeur, on appelle ça « mettre une capote ». Pour éviter toute interprétation tendancieuse de ses propos, on montre patte blanche, on met de la nuance, on protège son discours pour le faire rentrer en douceur. Ses deux premiers points ne sont pourtant pas très irrespectueux. Evitons la violence. Ne nous avachissons pas dans la révolte stérile et sans vision. En troisième lieu, il déclare qu’il faut lire des livres. Et que ça tombe bien parce qu’il veut nous parler d’un livre qui est paru « aux Belles lettres ». Mon oreille se dresse. Depuis 10 minutes qu’il nous parle, ayant fait exploser le temps de parole imparti à chacun, le public commence à se faire impatient. Et, alors qu’il s’apprête à dire le nom de ce livre et de son auteur, le micro lui est repris. Je trépigne. « Les Belles lettres c’est bien, ok, mais enfin c’est juste des connards élitistes » me glisse un type avec un bonnet rouge de skateboarder et une barbe bien taillée assis juste devant moi. Je suis un peu déçu. Le lendemain, j’apprends qu’Alain Finkielkraut, victime d’une image médiatique réductrice et peu reluisante aux yeux des étudiants en révolution qui peuplent la place de la République, a payé de son éviction sans la moindre délicatesse le prix de cet antiélitisme béat et bêta.
Rêve rafraîchissant
Pourtant, en se levant, on ne peut pas s’empêcher d’être charmé. Alors qu’on passe son temps à courir, à sauter de métro en métro, à faire un travail sans intérêt, auquel on ne croit pas, dont les conséquences nous déplaisent et sont en contradiction avec le plus élémentaire bon sens, il y a un plaisir à s’asseoir une demi-heure pour écouter des gens dire un peu tout et n’importe quoi. Le réel s’est dissous, ils ne seront pas ceux qui le feront réapparaître. Cela, personne ne le peut. Mais, comme dirait Pierre Gattaz à propos de l’initiative macronienne En marche : « C’est rafraîchissant ». Alors, quand, avant de s’en aller, on passe au stand de la cantine à prix libre où il ne reste plus rien sauf une grande toupine de compote de pommes, poires, kiwis et bananes, on n’a pas envie de partir en donnant 10 centimes. Alors, on vide bien ses poches, on donne une somme décente et on s’en va, gobelet en plastique à la main. On n’est pas mécontent. Et on repart, rêvant à ces deux vers de Muray : « J’aime ce qui achoppe et j’aime ce qui rate/ Les projets qu’on remballe dans la plus grande hâte. »
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