Depuis vendredi dernier, Israël frappe l’Iran en plein cœur. Selon le Premier ministre Nétanyahou, c’est en effet le programme nucléaire iranien qui constitue la véritable « menace existentielle » pour son pays — non pas la Palestine, ni les Arabes. Pourtant, dans toutes les chancelleries et les journaux du monde entier, on s’interroge sur l’état réel d’avancement du programme nucléaire du régime de Téhéran. L’incertitude radicale propre aux projets complexes comme un programme nucléaire — aggravée par les limites du renseignement et les enjeux politiques — rend impossible toute estimation absolument fiable, rappelle notre directeur de la publication.
Dans la nuit du 12 au 13 juin, le programme nucléaire iranien a-t-il atteint ce que certains appellent « minuit moins cinq », le point critique, la dernière minute avant que la République islamique ne devienne une puissance nucléaire ? La réponse la plus honnête est que personne au monde, pas même Georges Malbrunot ou Gérard Araud, ne peut l’affirmer. Et pour cause.

Téhéran : c’est notre projet !
Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’un projet, un mot que l’on emploie souvent sans en mesurer pleinement le sens. Un projet n’est pas une chaîne de production. Cette distinction est essentielle, car elle entraîne des différences fondamentales en matière de délais, de coûts, et surtout, d’incertitude.
Une chaîne de production repose sur la répétition maîtrisée d’opérations techniques et économiques. Elle est conçue pour produire à l’identique un même bien ou service, dans un environnement stable et prévisible. Cette stabilité permet d’optimiser les procédés, d’automatiser les tâches, de fiabiliser les délais et de maîtriser les coûts. Le travail devient alors une science de l’anticipation.
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Le projet, au contraire, est l’aventure du nouveau. Il s’agit d’un ensemble temporaire d’activités coordonnées, visant à atteindre un objectif unique, souvent inédit. Qu’il s’agisse de développer un logiciel, de bâtir un gratte-ciel ou de construire un réacteur nucléaire, chaque projet est un prototype. Il n’existe pas de manuel universel. L’incertitude en est la règle, et non l’exception.
C’est là que surgit la première difficulté majeure : l’imprévisibilité. Elle pèse directement sur deux variables cruciales : le temps et l’argent. De nombreux projets ambitieux se heurtent à une dure réalité : les délais sont dépassés, les budgets explosent. Pourquoi ? Parce que le projet mobilise des ressources et des technologies parfois mal maîtrisées et se déploie dans un contexte mouvant.
Appréciations…
Revenons à l’Iran. Puisque le programme nucléaire iranien est un projet, même l’Ayatollah Khamenei ne sait pas s’il est minuit moins dix, moins cinq ou déjà passé. De la même manière, le chef du chantier EPR de Flamanville ne pouvait pas, en 2015, affirmer avec certitude que le réacteur serait opérationnel en 2022. À un président de la République qui lui aurait posé la question, il aurait sans doute répondu : « Monsieur le président, nous sommes à minuit moins vingt. » En réalité, il était encore 19h30.
Imaginons maintenant que le Mossad se soit infiltré dans le projet Flamanville en 2015 et, grâce à une technologie révolutionnaire, ait pu lire dans le cerveau du chef de projet. Il aurait alors alerté Jérusalem : « La France est à minuit moins le quart ! », une erreur d’appréciation majeure, fondée pourtant sur une source infaillible, le rêve éveillé de tout espion.
Car ici se pose une deuxième couche d’incertitude. Contrairement au chef de projet, qui dispose d’un accès complet et fiable à l’information, un service de renseignement doit travailler dur pour approcher ce niveau de connaissance, sans jamais être certain de tout savoir, ni d’être à l’abri de fausses informations. À l’incertitude inhérente au projet s’ajoute celle du regard extérieur : espionnage, désinformation, secrets bien gardés, contre-espionnage. Churchill parlait d’un « bodyguard of lies », une garde rapprochée de mensonges.
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Et ce n’est pas fini. Une fois les données recueillies, et traversés ces deux niveaux d’incertitude, le décideur politique se tourne vers ses experts militaires pour leur demander : quelles sont les options ? Quels sont les risques ? Il est alors possible que les planificateurs estiment qu’au-delà d’un certain seuil, toute frappe serait trop risquée : trop d’incertitudes, trop de pertes collatérales, risque de contamination radioactive. Leur recommandation pourrait donc être : intervenir avant minuit moins 28.
Enfin, rappelons que pour notre décideur, une mauvaise décision sur cette question peut avoir des conséquences irréversibles, touchant aux intérêts vitaux de la nation. D’où la multiplicité des avis, des rapports, des interprétations. D’où aussi la difficulté, et la gravité, d’une décision éventuelle.
Ainsi, on comprend mieux pourquoi la question «L’Iran est-il proche de la bombe?» suscite autant de débats… et autant de réponses différentes.
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