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Nouvelle-Calédonie: « Non » à l’indépendance, quelles implications?

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Nouvelle-Calédonie: « Non » à l’indépendance, quelles implications?
Un panneau d'affichage électoral à Nouméa, le 12 décembre 2021, jour du référendum sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie. © Clotilde Richalet/AP/SIPA

Deux ans après la victoire du « non » à l’indépendance, la Nouvelle-Calédonie revient sur le devant de la scène avec l’examen prochain d’une loi constitutionnelle qui pérenniserait l’existence de deux catégories de citoyens français dans l’archipel, les « citoyens néo-calédoniens » et les autres. Derrière cette dangereuse proposition, c’est tout l’avenir de la Nouvelle-Calédonie française qui se trouve de nouveau posé : comment organiser et faire vivre ce territoire aujourd’hui, quand tout depuis 25 ans avait été conçu en vue d’une indépendance qui n’aura finalement pas lieu ? Cette nouvelle réalité pose des questions fondamentales à la fois de droit et de politique, qui sont d’une importance capitale pour tous les Français.


Le 12 décembre 2021, les électeurs de Nouvelle-Calédonie ayant le droit de voter lors des consultations sur l’autodétermination de l’archipel ont, pour la troisième et dernière fois, voté « non » à la « pleine souveraineté », synonyme d’« indépendance » pour ce territoire d’outre-mer situé à 17 000 km de Paris. La Nouvelle-Calédonie reste donc française, à tout le moins pour l’avenir prévisible.

La question, évidemment, est: Que fait-on maintenant ? Ce qui rend cette question particulièrement difficile, c’est qu’énormément de développements s’étaient produits (notamment institutionnellement) sur le « Caillou » depuis l’Accord de Nouméa de 1998. Celui-ci avait prévu un processus d’autodétermination (aussi dit de « décolonisation »), mais avait repoussé son échéance de 20 ans : c’est donc lui qui a eu lieu lors des trois échéances électorales – des « référendums », mais non-contraignants juridiquement – de 2018, 2020 et 2021. Or, ces développements n’avaient de sens qu’en tant qu’ils anticipaient une accession, précisément, à la pleine souveraineté dans l’ordre international. On a donné à la Nouvelle-Calédonie des institutions propres, détachées de la tradition française (un gouvernement collégial, un sénat « coutumier », etc.). On lui a progressivement transféré les compétences législatives dans tous les domaines ou presque qui ne ressortissent pas au régalien : l’idée était que le « oui » l’emporterait ; qu’il y aurait une « minute d’indépendance » pour satisfaire un besoin symbolique, puis que le gouvernement de la « Kanaky » nouvelle négocierait immédiatement un contrat d’association avec la France, par lequel elle chargerait cette dernière d’exercer ces fonctions en son nom, puisque même les indépendantistes les plus résolus n’ont jamais eu l’intention d’être réellement indépendants, c’est à dire de s’assumer sur la scène internationale. Les forces armées, la justice, la diplomatie, etc., auraient toujours été françaises (mais sous un drapeau différent).

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Le paradoxe est donc que c’est un « oui » à l’indépendance qui aurait le moins changé la donne, puisque c’est en vue de celle-ci que tout avait visiblement été prévu. (Quant à la question de savoir si la France voulait réellement l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, elle est en un sens sans objet. Quand on prend des décisions qu’on ne sera plus là pour voir mises en œuvre, le plus probable est qu’on ne réfléchisse guère à ce qu’elles impliquent réellement. Elles demeurent de l’ordre de l’abstraction). A l’inverse, le « non » met un point d’arrêt brusque à une évolution qui se comprenait comme une dynamique dont le sens lui était donné par son point d’arrivée.

Maintenir le statu quo ?

Pourrait-on ne rien faire ? En un sens, oui bien sûr : on peut toujours ne rien faire. Cela veut dire perpétuer le statu quo qui prévalait en 2021. Il n’est pas impossible qu’on s’achemine vers un tel scénario tout simplement parce qu’il est le plus simple, notamment dans un contexte où les indépendantistes se refusent à négocier, conscients sans doute que leur refus de coopération rend plus vraisemblable une crise majeure (y compris violente), et que toute crise marcherait à leur avantage, en leur permettant de négocier, cette fois-ci, la sortie de crise en échange de concessions politiques majeures d’un gouvernement français toujours soucieux de ne pas « faire de vagues ».

Sur le plan politique, ce ne serait pas forcément, en soi, un désastre. Certes, les difficultés existantes sont considérables, et ne pourraient qu’être renforcées dans un contexte où les indépendantistes (qui rassemblent environ la moitié des électeurs, du Congrès, etc.) ne seraient plus animés par l’espoir d’un changement prochain. La Nouvelle-Calédonie a énormément de mal à faire face à ses nouvelles compétences législatives et exécutives. Elle demeure profondément divisée, géographiquement, socialement et ethniquement. Elle fait face à de graves difficultés économiques. L’instabilité politique est plus considérable encore qu’en Belgique, avec 17 gouvernements en 25 ans. Mais, après tout, l’Etat national n’est pas nécessairement en bien meilleure condition.

Il y a toutefois là au moins une difficulté majeure : c’est que certaines dispositions juridiques semblent, de fait, devoir être remises en cause, au sens où elles étaient nécessairement temporaires ; et leur remise en cause aurait forcément des conséquences politiques importantes. En ce sens, il ne semble pas possible de faire l’économie d’une réflexion plus générale sur ce que nous pourrions vouloir pour la Nouvelle-Calédonie française des décennies 2020 et suivantes (le Gouvernement avait initialement évoqué un projet, qui serait soumis à référendum, avant la mi-2023 : il n’étonnera personne d’apprendre que rien de tel ne s’est produit). Ces dispositions concernent avant tout le droit de vote aux élections provinciales et – ce sont les mêmes – au Congrès de Nouvelle-Calédonie : Congrès qui, de manière unique en France, a un véritable pouvoir législatif (et non simplement réglementaire), dans tous les domaines de compétence – encore une fois, la quasi-totalité des prérogatives non-« régaliennes » – qui ont été dévolues de Paris à Nouméa.

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Depuis la LONC (Loi organique n°99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, traduisant en termes juridiques l’accord, purement politique, de Nouméa entre partis indépendantistes et loyalistes, avec l’Etat en position d’arbitre), le droit de vote est en effet sévèrement restreint. Ne peuvent voter, pour simplifier (car les règles sont très complexes), que les citoyens français résidant de manière permanente sur l’archipel depuis l’Accord de Nouméa – il y a donc un quart de siècle – et leurs descendants. C’est ce qu’on appelle le corps électoral « gelé ». Ce corps électoral restreint est bien évidemment une entorse, unique dans le droit français, au principe du suffrage universel, qui veut que – sauf cas très particuliers comme les personnes déchues de leurs droits civiques par décision de justice – tous les citoyens ayant atteint l’âge de majorité puissent voter, et que leur vote compte chacun autant.

En tant que dérogation à un principe fondamental, inscrit dans notre loi suprême (art. 3 de la constitution de la Cinquième république), cette restriction au suffrage avait elle-même dû être inscrite dans la Constitution (art. 77, renvoyant à la LONC). Du point de vue du droit français, cela suffit à la rendre légale, puisque la loi fondamentale est la norme suprême (complications liées au principe de suprématie du droit de l’Union européenne mis à part, celui-ci ne s’appliquant pas en la matière). Mais la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’est pas, elle, liée par la hiérarchie des normes en droit français interne, n’avait validé ces restrictions qu’en tant qu’elles étaient transitoires et s’inscrivaient dans un processus de décolonisation (arrêt Py c. France de 2005). Dans ces circonstances, il avait paru acceptable à tous de geler un temps le corps électoral, et ne donner la parole qu’à ceux présents sur l’île dans la – très – longue durée (leurs descendants remplaçant en quelques sorts ceux qui mouraient au fil du temps). Mais l’idée avait toujours été que cette solution, parfaitement anormale au regard des principes les plus fondamentaux, était « transitoire » et prendrait fin avec le dernier référendum d’autodétermination (qui a donc eu lieu en décembre 2021).

Il s’agit là d’une condition ayant force de loi du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme ; du point de vue de l’ordre juridique français, les choses sont moins claires : il s’agit d’un impératif juridique et moral, qui a été partiellement inscrit dans le marbre de la Constitution, puisque le titre XIII dans lequel se trouve l’art. 77 s’intitule « dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie » (nous soulignons). Transitoires, certes, sans date d’expiration particulière, mais transitoires tout de même, par opposition aux autres normes qui, même si elles pourraient évidemment disparaître un jour avec la Cinquième république elle-même, n’ont pas de limitation de temps inscrites dans leur structure même.

Il va donc forcément falloir revoir cette norme. A cet égard, le projet de loi constitutionnelle déposé au Sénat fin janvier 2024, avant d’être examiné et voté, le cas échéant, par l’Assemblée nationale puis le Parlement réuni en congrès, est exceptionnellement problématique en ce qu’il prévoit, dans l’après-référendums (c.à.d. dans l’après-processus d’autodétermination), de continuer avec un suffrage restreint : moins restreint, certes, puisqu’on passerait à un corps électoral « glissant » (10 années de résidence, plus là encore les natifs de l’île y résidant toujours), mais restreint tout de même, et ce sans limitation de durée. C’est là un problème démocratique et politique majeur puisque, de manière unique sur le territoire de la République, le pouvoir constituant pourrait créer tout à fait officiellement deux catégories de citoyens français : les citoyens de première zone, ayant le droit de vote à toutes les élections, et les autres, pouvant naturellement voter aux élections « françaises » (présidentielles, législatives, référendums [nationaux], etc.) mais pas aux élections calédoniennes (Assemblées de province/Congrès), dont encore une fois il convient de rappeler qu’elles sont beaucoup plus que des élections « régionales », puisque le Congrès a compétence législative sur l’essentiel des affaires de la cité (y compris le vote de l’impôt – on se souviendra bien sûr que l’exigence de no taxation without representation avait été, très largement, à l’origine de la révolte des colons américains ayant mené à l’indépendance des Etats-Unis).

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C’est également un problème juridique majeur puisque, même si les juridictions françaises valideraient vraisemblablement toute norme inscrite dans la Constitution, la Cour européenne des droits de l’homme considérerait certainement cette restriction comme étant une violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (et notamment l’article 3 du protocole n°1). Les conséquences politiques en seraient exceptionnellement dommageables puisque, moralement du moins, le Gouvernement serait alors vraisemblablement obligé de demander aux deux chambres réunies en congrès de changer en urgence la règle – situation très humiliante, sans préjuger par ailleurs de la réaction des indépendantistes sur l’île, qui pourrait être bien plus violente alors que ne le serait un retour dès à présent au droit commun, à savoir que tous les citoyens français (majeurs) peuvent voter aux élections, sauf privation individuelle de ce droit, dûment justifiée, décidée par l’autorité judiciaire.

La citoyenneté calédonienne

Voilà donc une norme au moins qu’il va falloir réformer. Là où l’on voit que, dans un contexte calédonien comme ailleurs, « tout est lié », est que l’inscription à la liste électorale spéciale est considérée, depuis 1999, comme le revers d’une « citoyenneté calédonienne » : les Français qui sont inscrits sur cette liste sont « citoyens néo-calédoniens » (en plus naturellement que d’être citoyens, ou nationaux, français) ; les autres ne le sont pas (ils ne sont que citoyens français). Là encore, le but était transparent à l’époque. Il s’agissait d’identifier qui appartenait au « peuple calédonien » ; et le compromis historique de Nouméa était que les indépendantistes – essentiellement les autochtones kanaks – acceptaient que les autres (Européens notamment, appartenant donc au peuple « colonisateur », même si la plupart des Européens sont sans doute arrivés, eux-mêmes ou leurs ancêtres, après 1946, date à laquelle la Nouvelle-Calédonie a cessé d’être une colonie) pouvaient, en principe, être « de » Nouvelle-Calédonie eux aussi. En retour, les loyalistes – essentiellement les Européens (au sens d’originaires, eux ou leurs ancêtres, de France métropolitaine), ainsi que ceux qui ne sont d’origine ni kanake ni européenne – acceptaient que seuls ceux présents sur la longue durée sur l’archipel, à l’exclusion donc, notamment, de tous les Européens séjournant pour quelques années ou, même résidents permanents, trop récemment arrivés, auraient droit à la citoyenneté calédonienne. Au moment de l’indépendance, dont encore une fois tout dans cet ordonnancement supposait qu’elle adviendrait un jour, les non-Calédoniens seraient devenus étrangers (ce qui n’aurait pas nécessairement remis en cause leur droit de résidence, bien sûr) ; les « citoyens » Calédoniens, eux, seraient devenus « nationaux » calédoniens (sans exclusive d’une possible double nationalité « kanakyenne » et française).

Là encore, la question se pose du que faire. Si on ne fait rien, on institutionnalise sur le long terme l’existence de deux classes de Français. Si plus tard la liste électorale glissante est reconnue contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, il faudra soit donner la citoyenneté à (presque ?) tout le monde, soit la découpler du suffrage, ce qui (i) la viderait de toute substance, et (ii) la rendrait vulnérable à d’autres contestations juridiques au nom de la violation de l’égalité des droits entre citoyens. Le plus simple, là encore, serait donc d’y mettre un terme, d’autant qu’elle n’avait de sens qu’en tant qu’elle avait vocation à se transformer en citoyenneté à part entière dans l’ordre international (une nationalité donc). La conserver, même si cela pourrait sembler plus simple par calcul politique de court terme – ne pas « provoquer » les indépendantistes alors même que le titre n’entraîne aucun droit ou privilège en tant que tel – pourrait là encore avoir de graves conséquences à terme, en tant qu’elle continuerait à suggérer l’existence de deux catégories de Français en Nouvelle-Calédonie et, ce faisant, à laisser croire que le processus de décolonisation n’est pas réellement achevé.

Tant qu’on maintient ces deux classes de citoyens, on maintient au moins implicitement l’horizon politique – l’indépendance – qui la sous-tendait, alors même que…

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Professeur à l'Université de Melbourne.

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