Naturellement, il y a un parfum de cynisme libéral dans le Manifeste des 343 salauds. À lire ces lignes, on entend : laissez-nous décider souverainement de notre comportement moral, notre corps nous appartient, ma liberté s’arrête où commence celle des autres, si la personne d’en face est consentante tout est permis, et que le diable emporte les moralistes ! Plus encore, on entend : nous sommes des hommes (au sens du masculin), il faut donc nous laisser assouvir nos besoins sexuels irrépressibles, après tout les femmes sont faites pour ça et la prostitution, ça sert à ça ! En réalité, ce ton violent recèle la violence de l’ironie.
L’orthodoxie régnante finit par être si ridicule qu’elle ne mérite que le sarcasme. Nous n’en pouvons plus de subir ces professeurs de vertu qui, sur un ton inspiré, nous dictent sans cesse notre conduite. Et qui viennent traiter de tous les noms ceux qui n’obéissent pas à leurs diktats.
Cette moralisation permanente de tous nos comportements est tombée des mains du clergé pour apparaître entre les mains de ce nouveau clergé : l’engeance bobo.[access capability= »lire_inedits »] Ce sont des gens qui ont passé leur existence à vilipender l’ordre moral des religions, pour recréer aussitôt un ordre moral constitué par eux-mêmes et maintenu avec une intransigeance inquisitoriale. Au fond, ce qu’ils refusaient, ce n’était pas l’ordre moral, c’était le fait de n’en être pas les maîtres.
Comment définir cette vulgate du nouvel ordre moral ? C’est d’abord un égalitarisme forcené au point de récuser les différences, considérées comme des discriminations. C’est ensuite un profond matérialisme, qui n’accorde d’importance qu’aux biens comptables et à la biologie, jamais aux biens de l’esprit – fumer est un crime, mais laisser les enfants contempler des dizaines de crimes par jour à la TV n’en est pas un. Enfin c’est une idéologie de l’apostat, au sens où tout ce qui peut contredire la morale précédente est légitime. Fumer est un crime, mais on s’indigne que la loi n’ait pas encore légalisé les drogues douces. Le contenu de la nouvelle morale importe cependant peu au regard de l’essentiel : le fait qu’un ordre moral se soit installé sans crier gare, dans le paysage même des Lumières légitimées.
Nos professeurs de vertu sont si ridicules avec leurs grands airs outrés, qu’on a envie en les écoutant de pleurer de rire. Il suffit de regarder les réponses au Manifeste sur le Net, ces cris de saintes-nitouches. Ce sont des gens qu’on ne peut traiter que par la dérision et la raillerie : ils sont grotesques. On ne discute pas avec la fausse vertu. Et il s’agit bien de fausse vertu, plutôt en réalité une idéologie – un discours bien rodé et servant des buts bien précis quoique dissimulés.
Avec cette affaire de bordels, nous nous situons encore une fois dans l’atmosphère de pression égalitaire et émancipatrice bien visible à tout propos au sein de nos sociétés. Il faut éliminer définitivement le machisme, et la prostitution en est l’une des expressions. Pour garantir et certifier cette évolution censée nous faire sortir d’une histoire mauvaise et à jeter, il faut tordre, briser, écraser, injurier les anciens comportements. C’est pourquoi le Manifeste indigne nos bobos jusqu’à la colère noire : les signataires ne sont pas seulement de pauvres réacs qui n’ont pas encore compris l’évolution, mais bien pire, des citoyens qui refusent brutalement l’Orthodoxie et même –ô parjure – s’en moquent. Si la cléricature bobo pouvait les tuer directement, elle le ferait sans doute avec bonheur.
Je dirais que ces inquisiteurs nous entraînent vers une situation de guerre civile. Si tant de gens nous signalent qu’ils vont finir par voter Le Pen, c’est pour faire aller si loin la dérision que l’Inquisition nous laissera tranquilles.
Au fond, ce que réclament les signataires du Manifeste derrière la façade provocatrice, c’est de n’être pas considérés comme des enfants, et ils le disent à la fin. Ce que les Lumières réclamaient (il suffit de lire le texte de Kant), c’est que la cléricature religieuse cesse de considérer les citoyens comme des enfants immatures auxquels il faudrait en permanence dicter leur conduite. L’État impose les lois, mais confondre les lois et la morale, c’est totalitaire. Lénine, dont nos bobos sont les héritiers, n’avait rien fait d’autre.
Et les gouvernements scandinaves, qui régentent à un cheveu près la vie morale de leurs citoyens, règnent sur des sociétés stérilisées et décervelées. La nouvelle cléricature bobo prétend nous dicter nos conduites comme à des enfants. En cela, elle retourne à la société pré-moderne qu’elle récuse. Raillerie, persiflage, brocard, dérision. Comme elle est sûre d’avoir raison ![/access]
*Photo : GIRAUD FLORE/SIPA. 00654197_000003.
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