La littérature n’est pas complètement morte, il nous reste Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas.
J’entends les cris plaintifs, l’agonie lente d’une littérature française complètement dévoyée sous les coups conjugués d’un puritanisme administratif et d’une victimisation des consciences. On réécrit des œuvres majeures, on biffe çà et là, les traces d’un passé trop honteux, on désarme les mots pour instruire à charge, on a la tentation d’éduquer les lecteurs en masse et de chasser les écrivains en meute.
Contre la scolastique
Le syndrome d’une lecture scolaire, à but humanitaire et scolastique, fait des ravages dans les bibliothèques et les classes laborieuses. Si l’on ajoute à ce tableau noir, une marchandisation à outrance de l’objet « livre » et une vision pédagogique de la littérature, nous avons là, les ferments d’une désintégration totale, l’incapacité de comprendre un texte, d’en goûter l’interdit et l’écho ondoyant, de se laisser porter par une histoire et l’affolement des phrases jetées sur la page blanche.
Notre époque, avènement du désordre psychologique, prend tout au tragique, au premier degré, à l’élévation spirituelle, au drame intimiste, à l’attaque personnelle et identitaire, elle veut tout, à la fois notre salut et notre embrigadement, notre obéissance servile sous couvert d’une pluralité de façade et notre fausse émancipation avec un bracelet électronique autour de la pensée. Elle a horreur de la liberté d’expression, du style cavalcade et du tranchant des expressions imagées. Elle se méfie des dissidents et ne reconnaît dans ses rangs que les plus outranciers de ses affidés. Elle a mis dans le formol tout ce qui faisait l’irrespect jadis de nos Lettres, le désengagement, le désenchantement, la farce rieuse, l’aventure picaresque et la gaudriole flamboyante. Les corps endoloris par la passion amoureuse et la flibuste populiste sont bannis des librairies aujourd’hui. Cette onde nostalgique dont je me fais l’intermédiaire dans les colonnes de Causeur depuis plusieurs années est venue mourir sur les récifs de notre singularité comme les dauphins mutilés échouent sur les plages de la côte Atlantique, ces derniers mois.
Le panache de l’épée
Et mes écrivains fétiches que je ne cesse de chérir, les Fallet, Boudard, Hardellet, Cossery, Calet et Vialatte n’intéressent plus que quelques ermites morvandiaux et anachorètes bourbonnais. Alors bien sûr, la production de livres insolents et superbement inconséquents va continuer à décliner, c’est-à-dire que le système éditorial sera de plus en plus soumis aux diktats de ces nouveaux moralistes et VRP à algorithmes, il n’y aura pas de retour en arrière, je ne crois pas à un sursaut national qui nous ferait aimer, à nouveau, la littérature licencieuse et clocharde, la saillie drolatique et le mauvais esprit, le roman échevelé et la poésie des terrains vagues.
Contrairement à certains de mes confrères alarmistes qui partent en croisade contre le wokisme grimpant, je suis confiant ; étonnamment, j’ai foi dans l’avenir car nous avons en notre possession, malgré le tumulte qui nous menace, le plus précieux des viatiques. Il est sous nos yeux, en version poche, gondolé par une météo capricieuse, abandonné dans une maison de famille ou relié pleine fleur à l’abri des mains sales. Il a toujours été à nos côtés, il est consubstantiel à l’esprit français, panache de l’épée et noirceur du cœur, sautillant, bondissant, galopant sur la lande de notre histoire fantasmée, mensonger, rigolard, ripailleur et mystique, il condense tous nos plaisirs et tous nos péchés. Même les professeurs les plus déconstruits n’ont pu le désavouer.
Les mousquetaires sont éternels
Même maltraité par le cinéma américain, son pouvoir d’attraction n’a cessé d’agir ; à douze ou cinquante ans, Les Trois Mousquetaires demeurent ce monument national que l’on escalade avec délice, à la tombée de la nuit, sous la couette, dans une lumière faiblarde, avide de gambiller d’un chapitre à l’autre, et trouvant ce D’Artagnan agaçant et jouissif, naïf et valeureux, orgueilleux et provincial, chevaleresque et pouilleux. Il fut notre meilleur maître en désobéissance civile, il instilla une certaine idée de la littérature, du combat et des priorités dans nos têtes. C’est un miracle, car ce livre plein d’approximations et de raccourcis, de facilités d’écriture et de grosses ficelles possède l’aura constitutive des grandes émotions. Dans son Histoire de la littérature française, Kléber Haedens indiquait que les personnages, Athos, Porthos, Aramis et D’Artagnan « ont enseigné l’insolence et l’amitié à beaucoup de jeunes Français qui ont aussi découvert les fatalités de l’amour en rêvant aux belles épaules de Milady et à ses regards de perdition ». En 1965, l’italien Giorgio Manganelli s’interrogeait sur la permanence ontologique de ces romans d’apprentissage : « Ils possèdent l’arrogance du chef d’œuvre ; des livres éphémères ils ont la leste impudence. Ils survivent de génération en génération : peut-être sont-ils éternels ». Tant que Les Trois Mousquetaires seront à portée de main des jeunes et des moins jeunes, la France sera sous protection.
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