Qu’est-ce qu’un moderne inquiet ? On sait qu’ayant perdu sa mère, Roland Barthes renonça provisoirement à ses certitudes d’homme moderne pour redevenir un fils parmi les fils. Il n’aura pas fallu pareil drame familial à Philippe d’Iribarne pour passer au rasoir d’Ockham le projet moderne d’émancipation humaine par le progrès et la raison universels.
Dès le début des années 1960, ce jeune ingénieur fraîchement émoulu de Polytechnique révisa ses illusions progressistes au contact des mineurs en grève de Decazeville. A l’époque, la froide rationalité du gaullisme planificateur prévoyait de supprimer des milliers d’emplois au nom de l’exigence de rentabilité ? Comme il l’explique aujourd’hui dans ses conversations à bâtons rompus avec Julien Charnay, L’envers du moderne (CNRS éditions), ce conflit laissa entrevoir au haut fonctionnaire Iribarne les limites du projet des Lumières, dont le versant rationaliste peut engendrer des drames humains lorsqu’il se heurte à la réalité du corps social.
Dès lors, il formula l’interrogation centrale de son oeuvre : peut-on vouloir libérer l’homme sans nier sa condition empirique ? Toute la question est de savoir comment atteindre des objectifs universels dans des contextes anthropologiques et ethnologiques donnés. Prenons le « vivre ensemble » : dans l’Occident moderne, cette notion désigne officiellement le meilleur des mondes consuméristes possibles, où l’individu pourrait jouir sans entraves ni discriminations. Or, l’ordre social revêt des significations différentes dès que l’on quitte le confort douillet de nos sociétés aseptisées par l’idée d’égalité. Depuis Louis Dumont, on sait que le système indien des castes assigne un statut précis à tous les individus qui le composent, jusqu’au marginal vivant à l’ombre de la société. Grâce à l’auteur d’Homo hierarchicus, nous retenons également qu’un même ordre de valeurs unifie toutes les strates sociales indiennes, hiérarchisées selon le clivage principal pur/impur.
Dans une optique différente de Dumont, Iribarne dégage une typologie des cultures nationales centrées sur la notion de « zones de crainte » qui « colore(nt) l’ensemble de l’existence et que leurs membres s’efforcent de contenir (…) dans leurs pratiques comme dans la manière dont ils se représentent le monde ». Y compris dans l’imaginaire moderne, trop souvent donné comme incréé et issu de la divine raison, se nicherait une « manière (particulière) de ressentir les événements, de leur donner sens, en fonction de la façon dont ils entrent en résonance avec une forme particulière de crainte, ou avec ce qui permet d’échapper à celle-ci ». Il n’est jusqu’à l’universalisme de Kant et Habermas qui ne doive beaucoup à l’histoire tragique de l’Allemagne !
Si étrange France
C’est notamment sur le terrain de l’entreprise qu’Iribarne a effectué ses vastes études ethnographiques. Ses décennies de recherche ont révélé une « étrangeté française »[1. Voir L’étrangeté française, Seuil, 2006.] largement héritée des schémas mentaux d’Ancien Régime. A l’en croire, l’ouvrier français exprimerait une crainte du déclassement fondée sur la distinction implicite entre des dignités inégales. Dans l’Hexagone, perdre son emploi est couramment vécu comme une déchéance symbolique. Derrière la « passion française de l’égalité » chère à Tocqueville, Iribarne perçoit « un pays de castes, où la distinction des rangs joue un rôle fondamental à tous les niveaux de la société », y compris dans la rhétorique d’une gauche de la gauche hier encore trop prompte à dénoncer Sarkozy le « parvenu » !
Au cours de ses pérégrinations de chercheur, Iribarne a par ailleurs mis en évidence une culture chinoise de l’obéissance à la hiérarchie par crainte du chaos et de l’entropie ou encore une culture étatsunienne construite sur la convergence contractuelle entre intérêt et morale. Comme le pressent Julien Charnay, on pourrait lui reprocher de céder au péché mignon de l’essentialisation pour les besoins de son appareil conceptuel statocentré.
Mais de son œuvre prolixe, nous retiendrons avant tout la volonté de décentrer l’idée de liberté de ses interprétations occidental(ist)es. En moderne critique de la modernité, Iribarne marche sur les pas de l’ « universalisme itératif » d’un Michael Walzer, soucieux de réformer le système des castes par l’exercice d’une discussion libre dans la grammaire culturelle indienne. Comme le répète Walzer, nous n’abolirons pas les castes en envoyant l’US Army à Calcutta !
Loin des sermons moraux aussi abstraits qu’inefficaces, Philippe d’Iribarne nous invite à remettre en question notre vision englobante du monde. Une piste à suivre pour retrouver les sentiers de l’universel.
Philippe d’Iribarne, L’envers du moderne. Conversations avec Julien Charnay (CNRS éditions)
*Photo : Jim Epler
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