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Nous ne redescendrons plus sur terre


Nous ne redescendrons plus sur terre

olson autre chair

L’autre chair, premier roman de Michaël Olson traduit à la Série Noire, nous a permis de vérifier une vieille intuition : le marquis de Sade, celui des 120 journées de Sodome, est l’inventeur du jeu vidéo en ligne. Ce monstrueux chef d’oeuvre, ce bloc d’abîme qui raconte comment une poignée d’aristocrates pervers s’enferme dans un château pour se livrer aux aberrations sexuelles les plus monstrueuses, est avant tout un jeu terrifiant avec ses niveaux progressifs qui font avancer toujours plus loin, par l’horreur, dans la recherche glacée d’une perfection négative, d’une mutation irréversible. Et en utilisant le divin marquis comme une clef possible pour comprendre comment le virtuel contamine le réel, Michaël Olson, un spécialiste de la spéculation financière et de l’ingénierie informatique, a eu une de ces intuitions fondatrices qui font les grands écrivains.

Au premier regard, pourtant, l’intrigue de L’autre chair n’a rien de très séduisant sauf pour les geeks amateurs de littérature cyberpunk. Mais le lecteur, même non-initié aux arcanes de la folie ludique en ligne, découvre en lisant L’autre chair un roman passionnant, malsain et surtout décisif sur la seule question qui vaille aujourd’hui : quelle est la nature exacte de la réalité dans laquelle nous évoluons ? Des philosophes comme Baudrillard ou Debord, des cinéastes comme les frères Wachowski dans Matrix ou encore des écrivains comme le très prophétique Philip K. Dick ont ouvert la route. Olson s’inscrit dans cette tradition mais pousse la logique encore un peu plus loin en montrant comment c’est le corps, notre propre corps de chair et de sang, machine désirante ne sachant plus ce qu’elle désire, qui est appelé à devenir l’interface plus ou moins consentante entre ce qui reste d’un réel dévasté par les crises, la violence, la guerre et un autre monde qu’une technologie de plus en plus pointue transforme en une réalité augmentée où tout sera permis, entre l’extase et l’effroi.

L’autre chair se présente, faussement, comme un roman noir. Un étrange couple, composé de jumeaux frère et sœur, Blake et Blythe Randall, milliardaires potentiellement incestueux, est à la tête d’un empire composé d’entreprises high-tech. Leur seul problème, mais pas des moindres, est un vilain petit canard, Billy, demi-frère déjanté, artiste multimédia qui a fait lui aussi fortune par des performances en ligne novatrices où la chair devient le terrain des expérimentations les plus folles. Un jour Blake et Blythe reçoivent deux vidéos. Dans la première, on voit le suicide particulièrement élaboré et atroce, sadien pour tout dire, de la fiancée de Billy. Puis une seconde, celle de Billy lui-même qui met fin à ses jours dans des conditions tout aussi spectaculaires et cruelles.

Le problème, c’est que Billy n’est peut-être pas mort puisqu’il semble être devenu le grand maître d’un jeu en ligne, le NOD, comme le pays biblique du même nom dont il est question au moment de la destruction de Sodome. Et au cœur du NOD,  on trouve le château de Silling, celui des 120 journées où les joueurs viennent proposer des vidéos inspirées de Sade dont il est impossible de savoir si elles sont vraies ou fausses. Quand en plus, l’avatar de Billy encourage ses adeptes à attaquer Blake and Blythe dans la réalité, créant un début de chaos dans New-York, la situation se complique singulièrement. Pour traquer Billy, les jumeaux Randall font alors appel à un ancien condisciple de Harvard, spécialiste de la traque numérique et du piratage informatique, hanté par son amour impossible pour Blythe.

Tout l’intérêt de L’autre chair est de jouer sur la destruction virale de nos certitudes à propos de notre décor quotidien, de nos certitudes morales et de nous faire comprendre à quel point nos vies sont désormais, comme aurait pu le dire Pascal, en équilibre entre deux infinis. On croisera, dans ce roman, des seigneurs de la finance, des mafieux qui ont déjà tout saisi des perspectives ouvertes par cette autre réalité qui se substitue à la première et des génies qui ne savent plus s’ils sont des savants ou des poètes, créateurs de combinaisons étranges permettant d’amplifier le plaisir ou la douleur dans des proportions infinies. « Non, la question n’est pas de savoir si les gens désirent du sexe virtuel. Il faut plutôt se demander si, une fois qu’on leur en aura donné, ils vont vouloir autre chose. » remarque à ce propos l’un des personnages.

L’autre chair, roman d’un vertige inédit, nous dit de manière sous-jacente, qu’à un moment ou a un autre, il faudrait songer à redescendre sur terre. Et d’urgence.

Toute la question étant de savoir, justement, s’il y a encore une terre où redescendre.

L’autre chair de Michaël Olson, traduction d’Antoine Chainas, Gallimard/Série Noire, 2013.



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