Notre-Zad-de-Sivens


Notre-Zad-de-Sivens

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Au bout d’une petite route qui serpente entre les fermes et les coteaux, un assemblage de pneus, de palettes, de planches et de ferraille est surmonté par un panneau qui indique : « Barrikad, vous êtes sur un lieu 2 lutte. Zone A Défendre. » La « Zone A Défendre » est un dérivé de la TAZ, Temporary Autonomous Zone (Zone autonome temporaire), de l’anarchiste américain Hakim Bey, prisé par les contestataires et altermondialistes des années 1990 et 2000. La TAZ se voyait en contre-pouvoir installé dans les interstices du réseau mondial – une forme d’utopie flibustière. La ZAD, elle, ne se veut pas « temporaire ». Elle est, selon ses défenseurs, un « acte de réappropriation des territoires condamnés par les logiques économiques ». Les zadistes de Sivens n’en doutent pas : ils sont là pour rester.
À l’entrée du camp retranché, un petit groupe s’active à planter pépinières, arbres fruitiers et aromates dans un « jardin autogéré ». Ils sont jeunes, entre 20 et 30 ans, à l’instar de François, 21 ans, maraîcher dans le Puy-de-Dôme, qui dirige les opérations et a planté ses premiers arbres le jour de la mort de Rémi Fraisse, une façon symbolique d’enraciner la présence des zadistes : « On a planté des pépinières, des aromates, des groseilliers. On est là pour ramener de la vie. Qu’on le veuille ou non. » Un peu en contrebas, là où le tapis de copeaux de bois cède la place à la boue du chantier abandonné, un petit jardin a été aménagé en mémoire de Rémi Fraisse. « La vie contre sa mort », indique un panneau.

Enracinement, réenracinement, chez les zadistes, il est beaucoup question de racines. Il faut replanter, faire refleurir la vallée. Un jeune portant barbiche et queue de cheval, lecteur d’Illich, Ellul et René Dumont, se définit comme anarchiste chrétien : « Ici, on a le temps de construire et de discuter. On veut laisser la place aux arbres pour repousser, on veut faire vivre une alternative ici. » Quand je lui demande son nom, il me répond simplement : « Ben t’as qu’à m’appeler Jésus ! Ça fera bien, une interview de Jésus dans le journal ! » Ça fera pas mal, merci. [access capability= »lire_inedits »]
Il est vrai qu’il règne une ambiance un peu biblique à la sauce Indiana Jones dans cette vallée perdue où se concocte un idéal de bric et de broc. Les zadistes ne doutent de rien, surtout pas qu’ils vont changer le monde. Ils sont convaincus de jeter les fondements de la nouvelle société, celle qui adviendra quand l’ancien monde aura fini de courir à sa perte. Alors que les États ne sont plus au service des citoyens, ils prétendent évidemment retrouver la démocratie authentique. Bon, cette société alternative n’est pas d’une folle originalité dans ses références : « Il faut retrouver le sens des mots de l’ancien dictionnaire, ajoute Jésus, tels qu’anarchie et droits de l’homme, mais au sens premier du texte, celui qui établissait qu’une population pouvait se soulever contre un pouvoir tyrannique. » Certes, la Constitution de 1793 fait partie du vade-mecum radical, mais un monde nouveau ne mérite-t-il pas aussi quelques idées nouvelles ?
La presse est rituellement montrée du doigt, bien que l’afflux de journalistes amuse beaucoup les zadistes. « Hier, on avait Le Figaro, aujourd’hui, c’est toi. À gauche, à droite, tout le monde s’intéresse à nous subitement ! », me lance un jeune type, foulard remonté jusqu’aux yeux (je me demande si c’est Causeur, la gauche ?). L’atmosphère a beau être bon enfant, on reste sur ses gardes. Mon interlocuteur me demande brusquement : « C’est pas un micro, le truc rouge qui dépasse de ta poche, là ? » Je lui montre mon paquet de cigarettes. « Ok. Et l’autre poche ? » Je lui montre mon téléphone. « Il est pas branché au moins ? »

À l’extérieur de la Métairie neuve, une vieille ferme qui a été le premier lieu occupé et qui est aujourd’hui le centre névralgique de la ZAD, Camille, la vingtaine, étudiante en sciences de l’environnement, s’acquitte de son tour de vaisselle. Elle s’était déjà mobilisée contre un projet de barrage similaire dans ses Pyrénées natales. Pour Camille, l’adversaire, c’est le productivisme et, avec lui, l’irrigation intensive, qui créée ces besoins en eau de plus en plus importants. La ZAD de Sivens compte nombre d’étudiants et d’étudiantes comme Camille qui peinent à s’insérer dans le monde du travail. Le rejet idéologique du mode de production capitaliste rejoint la désaffection à l’endroit d’une société qui ne leur offre pas de place. Le département du Tarn affiche 11 % de chômage et, dans cette région rurale où l’emploi agricole disparaît, la proportion double chez les jeunes. Ils vont aux champs comme leurs prédécesseurs allaient à l’usine. On croise sur la ZAD une jeune ingénieure agronome qui ne parvient pas à trouver d’emploi, des maraîchers, des étudiants et des travailleurs ruraux qui pointent à Pôle emploi. D’une certaine façon, c’est le chômage qui assure le succès de la mobilisation : c’est l’inactivité qui permet à ces jeunes de s’installer de longues semaines dans la ZAD, c’est une autre clé de la mobilisation. Cependant, il y a aussi à Sivens pas mal de zadistes à temp partiel, qui viennent de Gaillac, d’Albi, de Montauban, de Toulouse ou des villages alentour. « La majorité vit normalement dans un rayon de 50 kilomètres aux alentours. On en connaît beaucoup », rapporte Pierre Lacoste, éleveur à 200 mètres de là, qui soutient le combat de ses jeunes voisins.

La médiatisation a aussi amené de tous les coins d’Europe, voire de bien plus loin, toutes sortes de jeunes plus ou moins politisés. À l’extrémité de la ZAD, se trouve une zone fortifiée où on a creusé de véritables tranchées et érigé cabanes de fortune, palissades et miradors. On y parle anglais ou espagnol, on croise des Allemands venus d’une autre ZAD, installée en Forêt-Noire, et quelques personnages plus improbables, comme Josh, un Texan hâbleur arborant de magnifiques lunettes de soleil jaune fluo qui se proclame « panthéiste et défenseur de la terre-mère Gaia, le grand organisme dont nous ne sommes que les particules ».
Attention, on n’est pas là pour rigoler. Inventer le monde de demain, c’est sérieux. On parle beaucoup de démocratie directe, et on essaye même de la pratiquer dans les AG : « Le sérieux avec lequel les réunions sont menées est étonnant, si l’on considère la jeunesse des participants, explique Patrick, charpentier, la soixantaine, présent depuis longtemps sur le site pour aider ses occupants. On invite des économistes, des géographes, des juristes, pour évoquer la légalité du projet et le fonctionnement déficient des institutions locales. » On est curieux de savoir si ces ardeurs démocratiques résisteront à l’usage. Heureusement, certains ont gardé le sens de la dérision : à côté d’une chétive pousse verte se dressant timidement au beau milieu du no man’s land, quelqu’un a collé une pancarte indiquant fièrement « Nature is back ! ».

Le barrage de Sivens occupe finalement assez peu les esprits. Confortablement installé sur une meule de foin, Alex lit avec intérêt À nos amis, le nouvel opus du fameux « Comité invisible » qui avait défrayé la chronique en 2007 suite à l’affaire de Tarnac. Il arrive de Notre-Dame-des-Landes, mais avant, il est allé jusqu’au Chiapas, au Mexique, participer (ou assister) à la lutte des paysans contre le gouvernement ou les narcotrafiquants. Question programme, Alex me sert aussi « la refondation d’une société à bout de souffle », à l’abri d’un État tenu pour une menace. Rien de très neuf, décidément.
On aurait tort de ne voir dans la ZAD qu’une charmante résurgence des communautés hippies. La plupart des zadistes sont les enfants de la « France des sédentaires contrainte par le contexte économique, social et foncier » que décrit Christophe Guilluy#. Leur révolte désorganisée exprime une défiance radicale vis-à-vis de la politique, qui se traduit par une apologie de la communauté autarcique, du retour à la terre et à la production artisanale. Tout cela n’empêche pas les zadistes d’être des experts de l’activisme numérique. La nouveauté, et peut-être le plus intéressant, c’est que cette révolte d’une jeunesse qui hésite entre contestation apatride et réenracinement fantasmé se conjugue à celle d’agriculteurs victimes de la raréfaction croissante des terres et des conditions d’activité plus difficiles. « L’affaire de Sivens a montré l’aveuglement des élus, observe Patrick, le charpentier. Ces gens prétendent représenter le monde agricole, mais ils n’ont pas compris que la réalité sociale du monde rural a complètement changé. Le Tarn est en partie un département de bannis économiques. La contestation de Sivens s’enracine dans cette réalité sociale. » Le rêve du Grand Soir a cédé la place à l’idéal d’une communauté autarcique. Seulement, comme me le confie un éleveur voisin avec un peu d’amertume, « on ne nourrit pas une société avec un jardin autogéré ».[/access]

*Photo : SALOM GOMIS SEBASTIEN/SIPA. 00699456_000002.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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