L’auteur de Paradis y est sans doute – alors que ses contempteurs restent en enfer
Pourquoi se sent-on toujours obligé de dire du mal de lui – même quand on a décidé de faire son éloge ? De ressortir les dossiers que tout le monde connaît par cœur (le maoïsme, Matzneff, les pétitions honteuses, les opportunismes en rafale et souvent à côté de la plaque : Balladur, Ségolène Royal), sans parler de ses innombrables roulades médiatiques où, bien souvent, l’on eut honte pour lui. Comme si le siècle puritain et procédurier l’avait emporté aussi en nous. Sollers ? Coupable !
Non, il faut se reprendre.
Aujourd’hui, il est mort et il nous manque déjà. C’est qu’on l’aura chéri ce Bordelais border line, non-ponctué enfariné, toujours en roue libre – et de fait sachant comme personne s’échapper au bon moment, survivre aux idioties de l’époque comme aux siennes. « Taxi ! » avait-il l’habitude de dire quand on venait l’ennuyer avec des problèmes inutiles, des querelles imbéciles, des explications vaines (« il faut cultiver le meilleur malentendu pour s’entendre », répétait-il). C’est d’ailleurs là où il est le plus fort : dans le large, le vent, l’envol, les mouettes, la pensée délivrée de toutes les idéologies, culpabilités, pesanteurs. Au moins aura-t-il épuisé la fameuse formule de Nietzsche que toutes les convictions sont des prisons.
« Sur le moment, je sens si bien toutes les possibilités d’une opinion ou d’une attitude, je les prévois si clairement que, n’en pouvant choisir aucune par l’ennui où je suis de toutes les concevoir, je m’en remets à une sorte d’improvisation », écrivait-il déjà dans Une curieuse solitude, récit du dépucelage d’un adolescent par une femme plus âgée que lui, c’est-à-dire initiation au savoir absolu, pour ne pas dire roman « macronien » avant l’heure. Lisez à ce propos son magnifique texte sur Emmanuel et Brigitte, Macron lacanien[1], en lequel tout homme normalement constitué devrait se reconnaître.
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En vérité, nous sommes tous les enfants de Sollers. Son nom « tout en art » nous a fait rêver – « rêvrer » comme il disait dans Beauté, c’est-à-dire « rêver vrai ». Tout ce qu’on lui doit ! Sade, Joyce, Pound, Bataille, Louis-Claude de Saint-Martin (dans Désir), Fragonard, De Kooning, Haydn. Et aussi, rappelons-le, rappelons-les plutôt, Nabe, Muray, Meyronnis, l’ami Di Nota. Sollers, c’est « l’aîné qui va de soi », comme dit Stéphane Zagdanski dans son hommage en spirale[2], l’Atlante essentiel de notre temps, le docteur Strange qui a osé avant tout le monde ce multiverse of madness qui s’appelle Paradis. Même si on n’a pas eu la chance de le connaître, par timidité, paresse ou maladresse, on a aimé sa personne, sa famille, ses incestes heureux, son insouciante pornographie, ses trésors d’amour : Dominique, Julia, David, le Martray, Venise. Plus que tout, nous lui devons d’avoir vraiment appris à lire, peut-être même à écrire, dans tous les cas, à être libre, c’est-à-dire sans ponctuation.
Des laboratoires d’avant-garde de ses premiers livres (Drame, H) aux prières illuministes des derniers (Médium, Mouvement, Beauté, Centre, Désir, Graal), en passant par les grands romans prophétiques de la maturité (Femmes, Portrait du joueur, Le Cœur absolu), au centre desquels trône Paradis, ce livre talisman, il est l’auteur d’une œuvre prodigieuse qu’on n’a pas fini de redécouvrir, et la seule sans doute qui mérite d’être pléiadisée d’urgence.
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Son art est celui de l’écriture de la pensée. Lorsque dans Une vie divine, son roman/essai sur Nietzsche, il écrit que « [son] pari à [lui], et c’est pour cela qu’il paraît souvent opportuniste, changeant, amoral, est un pari sur l’impensable. Ce qui ne veut pas dire du tout l’absence de pensée, au contraire : c’est un pari sur l’accumulation, la multiplication de toutes les pensées possibles… », il faut y voir le plus ambitieux projet de la littérature française contemporaine : celui d’embrasser la totalité dans une phrase, un mot. « Soit le monde a plus de mots que moi, soit c’est moi qui en ai plus que lui. »
Guerre, donc, au monde. Sollers, ce fut aussi ce météore lancé contre tous les bigots de l’époque, barbares de la littéralité, iconoclastes de la cancel culture, obscurantistes du wokisme, « sensitivity readers »de l’antilittéraire (annoncés à la page 330 du Folio de Portrait du joueur) et par-dessus tout exciseuses néoféministes – que dans L’École du mystère, il appelle « les Fanny » : celles-qui-ont-toujours-raison, les prudes grondeuses, les justicières gonflantes, les sentimentales normatives, les rappels-à-l’ordre systématiques, les « contre-disantes » et « contre-désirantes », dont la seule jouissance réside dans l’anti-jouissance, à commencer par celle de la langue qu’il faut châtrer.
Céline avait prévenu : ce n’est pas tant Bagatelles qu’on ne lui pardonna jamais, mais bien le Voyage. Pareil pour Sollers. Plus que ses errances politiques, c’est sa propension à la joie qui donna des boutons, sa proposition de bonheur qui horripila (« Le bonheur est possible. Je répète. Le bonheur est possible », scande-t-il dans Agent secret), ce paradis enfin, insupportable pour une société qui ne supporte plus que l’enfer, selon un mot de Chesterton. Eh bien qu’elle y reste ! Sollers est aux cieux et il continuera de nous éveiller. Le vrai woke, c’est lui.
Adieu Philippe, je vous aimais beaucoup.
[1]. « Macron lacanien », phillipesollers.net.
[2]. « L’œuvre et la pensée de Philippe Sollers », youtube.com.