Famille déchirée, famille recousue


Famille déchirée, famille recousue

Notre petite soeur

Trois sœurs de 25 à 35 ans vivent ensemble dans une maison de famille pleine de charme et de souvenirs. Elles ont bien de la bonté puisqu’elles décident de se rendre à l’autre bout du Japon pour assister aux obsèques de leur père qui les a abandonnées il y a une quinzaine d’années. La mère, blessée, s’est elle aussi envolée très loin du nid familial avec un amant.

Aux obsèques, elles font la connaissance d’une demi-soeur de quatorze ans, Suzu, une jeune fille polie et souriante, encore plus jolie que ses trois aînées, ce qui n’est pas peu dire. A la gare de départ, surprise : la plus âgée des grandes sœurs, la sage Sachi, propose à Suzu de venir vivre avec elles. Celle-ci accepte et débarque peu après à Kamakura, jolie ville balnéaire au sud de Tokyo. Les trois sœurs deviennent quatre, comme les Mousquetaires.

Commence alors une chronique familiale extrêmement touchante. On n’est pas du tout chez Tchekhov, on ne soupire pas sans arrêt que la vie est ennuyeuse et qu’il faudrait s’installer à Moscou. On est du côté de chez Proust par l’attention amoureuse portée à la nature, aux fleurs du jardin, au vieux prunier et évidemment aux cerisiers, dont la floraison semble provoquer chez tous les Japonais une extase calme, bien supérieure au mescal et à l’héroïne. On est chez Proust également par les réminiscences, les petites madeleines qui sont ici des toasts aux alevins, un paysage, ou encore une liqueur de prune amoureusement concoctée de génération en génération. Ce sont autant de rappels des morts de la famille, la bonne grand-mère comme le salaud de père qui les a quittées, qu’elles continuent  pourtant à aimer et dont elles demandent à la petite sœur ce que fut la fin de sa vie. Par les évocations et les récits, les mémoires des personnages se complètent les unes les autres, ce qui fait reculer les souffrances et les non-dits familiaux.

Le récit semble se dérouler à travers un quotidien souriant, sans trop d’aspérités, sans disputes ni drames d’amour, puisque les hommes sont relégués au second plan. Cette gentillesse, ce côté « bisounours »’ (mot exaspérant, scie d’époque, mais dont il faut avouer qu’il dit bien ce qu’il veut dire) a fait rater l’essentiel du film à une bonne moitié des critiques. On a même parlé de feel good movie, ce qui revient à peu près à prendre Du côté de chez Swann pour un épisode de Plus belle la vie.

Mais d’autres ne se sont pas laissé aveugler par ce nuage de bons sentiments, ni par ces brumes de petits matins sur un envoûtant paysage de jardinets et de plages, où surgissent des trains-jouets qui semblent venus de Suisse. Ils ont vu l’importance de la mort dans ce film, et précisément de l’apprentissage que la jeunesse doit faire de la mort des parents et des personnes aimées. Le film présente le personnage très touchant d’une vieille femme tenancière d’une toute petite auberge. Elle dispense à ses jeunes amies à la fois sa cuisine délicieuse et son affection qu’on pourrait dire « grand-maternelle ». Un triste jour, elle annonce à la fois qu’elle doit vendre sa boutique pour rembourser à son frère la moitié de l’héritage  et qu’elle est atteinte d’une grave maladie. Elle joint le geste à la parole et meurt peu après.

Mais le plus profond de ce film est ailleurs. Les parents des sœurs appartiennent clairement à la génération soixante-huitarde qui a proclamé le primat du lien amoureux passionnel sur tout autre attachement humain, en particulier l’attachement aux enfants. Le divorce est devenu le couronnement de toute carrière amoureuse digne de ce nom. Je suis frappé qu’on ne monte plus jamais au théâtre Le Partage de Midi de Claudel. Un couple adultère tombe éperdument amoureux sur un paquebot qui vogue du Japon en Europe, et se sépare pourtant pour ne pas briser le lien avec les enfants. Se sacrifier pour les autres, c’est devenu d’un ringard ! J’exècre le fameux et anglo-saxon « prends soin de toi ! », invitation éhontée à l’égoïsme. Comme si c’était nécessaire !

Sachi, l’aînée des sœurs, est au centre du récit. C’est elle et elle seule qui propose à Suzu de venir vivre en fratrie. Je sens que l’égalitarisme forcené qui sévit dans la France actuelle joue aussi un rôle dans les jugements psychologiques : on n’aime pas admirer, désigner un héros c’est poser quelqu’un sur un piédestal scandaleusement inégalitaire. Or Sachi est admirable. Elle passe sa vie à ravauder ce que sa mère et son père ont détruit : une famille. Elle y arrive par la force du quotidien : les petits plats, les sourires, les bonnes paroles.  Elle y arrive par le courage qu’elle a de laisser partir un homme et de protéger la famille reconstituée, comme une porcelaine précieuse que ses parents avaient brisée.

Sachi est une tisseuse de liens, contre tous ceux qui, dans la vie ou dans la fiction, brisent les liens, par jalousie, égoïsme ou toute autre raison. J’aimerais inventer un test pour que vous sachiez, vous lecteur, si vous êtes un tisseur ou un briseur de liens. Si j’étais cuistre, et en réalité je le suis, je dirais que les premiers sont avec Eros et les seconds avec Thanatos. La force du scénario d’Hirokazu Kore-Eda est de montrer que ce balancement est souvent générationnel : une génération construit un paradis de gentillesse et d’amour familial, la seconde le détruit. Ou l’inverse.

J’ai eu l’impression que ce Japonais connaissait l’histoire de ma famille. Une impression assurément qui ne vous prend qu’avec les chefs-d’oeuvre.

Alain Nueil

Notre petite sœur est en salle depuis le 25 octobre,



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est romancier et professeur de lettres agrégé.

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