La crise politique actuelle n’est pas une crise provoquée par telle ou telle erreur du président Macron ou imperfection démocratique conjoncturelle, elle est fondamentalement la conséquence du processus de disparition de la société.
Il est inutile de reprendre l’accumulation des faits pour constater le chaos dans lequel le pays est plongé. Il est aussi inutile de commenter toutes les analyses superficielles qui en évoquent les causes et les improbables solutions : absence de majorité parlementaire, dissolution inappropriée, usure de la verticalité, scrutin majoritaire dysfonctionnel dans une Constitution inadaptée, refus de la proportionnalité, etc. Et parce que l’on se contente de superficialités rapides, on aboutit très vite à des analyses douteuses : la crise actuelle consacrerait le retour aux prétendues horreurs de la quatrième république, le Rassemblement national serait toujours un parti d’extrême droite, le «macronisme » serait en voie d’extinction, etc.
Pour comprendre le réel, il est nécessaire d’aller plus loin.
On peut commencer par le détricotage du prétendu retour aux pratiques de la quatrième république. Nous serions entrés dans une période aussi instable que celle que nous aurions connu entre 1946 et 1958. Il y a là confusion de l’apparence avec la réalité : la période considérée était le théâtre d’affrontements entre entrepreneurs politiques de petits partis qui se battaient sur des marchés secondaires sans jamais s’affronter sur de grands projets complètement partagés. Personne ne contestait la reconstruction de la France et les grandes orientations qu’elle impliquait, reconstruction qui se déployait à un rythme spectaculaire mondialement reconnu. Personne ne contestait non plus la construction d’un grand Etat providence qui se déployait dans de multiples directions. Personne ne contestait enfin les grands choix industriels, les grands choix dans le domaine de l’Éducation, de la santé, de l’agriculture, etc. Bien sûr, existaient des affrontements sur certaines réalités de l’histoire : la résistance de l’ancien monde au projet de Sécurité sociale, la gestion de la décolonisation, etc. Mais ces confrontations s’inscrivaient dans un universel censé être le point oméga de l’intérêt général. Le théâtre politique de l’époque est donc bruyant mais insignifiant. Les entrepreneurs politiques de l’époque sont des groupes et individus qui cherchent comme aujourd’hui à se maintenir ou se reconduire au pouvoir, mais les intérêts égoïstes étaient masqués par un idéal commun peu contesté. On se bat sur les modalités de la construction d’un collectif mais ce n’est que très rarement que ces entrepreneurs politiques apparaitront pour ce qu’ils sont à savoir des accapareurs des outils de la puissance publique – le commun de la société – à des fins privées. À l’époque l’utilitarisme de la fonction politique avec ses rémunérations symboliques se noie dans l’océan de la production d’un bien commun approximativement identifié.
La crise actuelle de la cinquième république est d’une tout autre nature et n’est en aucune façon une sorte d’entrée en quatrième république. Il y avait à l’époque une société française encore assez largement holistique qui faisait que l’intérêt général était connu de tous et ne donnait lieu qu’à des contestations et interrogations secondaires : le capitalisme était – au-delà des discours – finalement accepté car il donnait des signes évidents de prospérité pour l’immense majorité. D’où le succès des entreprises politiques sociales-démocrates.
Hélas, aujourd’hui, la société française s’efface et laisse le champ libre à des entreprises politiques en perte de repères. Le holisme qui se cachait dans le concept de citoyenneté se réduit au mieux à des groupes ultra-minoritaires et plus fondamentalement à des « individus désirants » qu’on peut aussi désigner comme « consommateurs souverains ». Nous reviendrons sur cette expression. Le « commun » qui reliait les individus et constituait les moyens de production/régulation de la société s’est évanoui. Même les groupes ultra-minoritaires (décoloniaux, wokistes, LGBT, etc.) ne sont, dans la plupart des cas, que des regroupements d’individus qui s’associent pour mieux revendiquer leur individuelle et personnelle souveraineté.
La disparition de la société constitue bien évidemment une complexification gigantesque du travail des entrepreneurs politiques. Un peu comme si en capitalisme les capitalistes perdaient le contrôle de moyens de production qui disparaitraient. Certes le matériau intérêt général reste l’outil de base desdits entrepreneurs. Certes ces entrepreneurs n’ont pas changé, il sont toujours entreprises politiques rassemblant des franchisés plus ou moins obéissants, mais l’intérêt général brandi n’est au mieux qu’un fossile : il n’y a plus que des intérêts privés débarrassés de marque collective. Dans un tel contexte, l’entrepreneur politique se démonétise et ne peut au mieux surnager qu’avec des programmes lourds et fondamentalement incohérents. Les franchisé s- censés promouvoir les produits de l’entreprise politique d’appartenance – s’autonomisent vis-à-vis de l’enseigne car devant tenir compte de ses propres électeurs qui n’ont que peu de choses en communs avec les autres. À société disloquée doit correspondre un marché politique lui-même effondré. La crise politique actuelle n’est donc pas une crise conjoncturelle provoquée par telle ou telle erreur ou imperfection, elle est plus fondamentalement conséquence du processus de disparition de la société.
Ces erreurs d’analyse en entrainent d’autres porteuses de violences futures. Tel est le cas des considérations portées sur un Rassemblement national quasi universellement désigné comme parti d’extrême droite. Il s’agit pourtant d’une entreprise politique comme les autres avec des dirigeants et entrepreneurs politiques franchisés proposant des produits politiques censés répondre aux désirs et besoins d’individus privés. Le marché dudit RN n’est plus fait du holisme qui caractérisait l’extrême droite européenne du siècle précédent, laquelle véhiculait des discours idéologiques violents et concernaient des organisations autoritaires souvent militarisées. Aujourd’hui, l’électeur du RN est aussi individualisé que tous les autres, et se trouve être un individu désirant classique. Tout aussi classique que l’individu mondialisé qui, fort de sa réussite sociale, se veut consommateur complètement souverain. Ce dernier est tellement souverain qu’il refuse les frontières, les droits de douane et toutes les contraintes environnementales qui l’empêcheraient de surconsommer ! Quant aux services publics, cet individu mondialisé a les moyens de s’en offrir à titre privé, probablement de meilleure qualité que nos services publics, et ce à l’échelle mondiale.
De ce point de vue, l’électeur du RN brandit encore le fossile de l’égalité républicaine pour réclamer, lui aussi, un statut de « consommateur souverain ». Il exige un revenu plus important et il refuse les contraintes d’un environnement socialement et culturellement dégradé. Ses frontières à lui – frontières qu’il faut abattre comme il faut abattre les frontières nationales de l’individu mondialisé ayant réussi – sont les services publics dégradés dans les campagnes, la montée de l’insécurité matérielle et culturelle, et les contraintes environnementales qui ajoutent à son enfermement. Il veut être souverain et responsable de ses choix, très exactement comme l’individu mondialisé.
L’individu mondialisé peut se dire ouvert à toutes les cultures et se méfie des frontières qui limitent son statut de consommateur souverain. L’électeur du RN tout aussi consommateur souverain est sensible à une préférence nationale qui se veut protection de sa souveraineté. Les deux sont les produits liés d’une même réalité : la fin de la société. Une fin de la société qui est aussi la contestation radicale des solidarités. Les deux types de consommateurs souverains ont ainsi un point commun : la contestation commune de l’assistanat devenu produit phare des entreprises politiques classiques.
Nous laissons au lecteur le soin d’aller plus loin dans les conclusions de la grille de lecture proposée. Au final, l’individu qui aura réussi sera dans « l’arc républicain », sera tolérant, sera « anywhere », sera sécessionniste, sera contre l’État-nation et européiste, sera enfin très éloigné du poutinisme et du trumpisme. Massivement valorisé par le pouvoir médiatique lui aussi tenu par des individus mondialistes, il dispose d’un outil de pression massif sur les entreprises politiques et leurs franchisés en quête de victoire électorale. D’où le poids gigantesque des prétendues réformes inéluctables dans l’agenda de beaucoup d’entrepreneurs politiques : il est, de leur point de vue, impossible de faire autrement. À l’inverse, l’individu qui se trouve en échec sera en dehors de l’arc républicain, sera plus intolérant voire raciste, sera un « somewhere », sera pour le retour de l’Etat-nation et opposé à l’européisme, sera sensible au poutinisme et au trumpisme. Il est massivement vilipendé par un pouvoir médiatique puissant et efficace. D’où les difficultés des entrepreneurs politiques représentants les intérêts de ce type de consommateur souverain et l’irruption d’une barrière dite républicaine. D’où les turpitudes présentement constatées dans l’hémicycle.
Entre les deux se trouvent les consommateurs souverains qui regroupent à la fois l’ancien monde de la vieille société et le nouveau des minorités bruyantes : on se veut culturellement mondialistes et économiquement « nationnistes ». D’où un entrepreneuriat politique ultra-interventionniste et surtout chargé de très lourdes incohérences programmatiques : les minorités, toutes peuplées de consommateurs souverains exigeants, ne peuvent réellement cohabiter. Notons au passage la stupéfiante onction de certains économistes, y compris un prix Nobel, qui au nom d’une méta raison en arrivent à nier les incohérences programmatiques des entrepreneurs politiques concernés.
Au total, le pays constate la disparition de la société dans un tsunami anthropologique avec comme effet principal l’apparition d’un ensemble d’entrepreneurs politiques naufragés et accrochés à des outils fossilisés de la puissance publique. Répartis en groupes devenus incertains et poreux, ils se livrent à des turpitudes au sein d’un hémicycle devenu reflet de la grande tempête qui agite le pays.
Ne pas comprendre ce grand mouvement anthropologique n’est pas simplement attristant pour les prétendus intellectuels qui débattent sur l’extrême droite, mais, plus fondamentalement, ce débat mal engagé se trouve dangereux. Ne pas reconnaitre pour certains la qualité de consommateur souverain et l’accepter, voire la promouvoir, pour une toute petite minorité, c’est s’exposer à la violence de la future guerre civile. Un temps où le langage performatif des entrepreneurs politiques cessera de cacher un grand vide sans espoir. S’il reste un minimum de conscience aux entrepreneurs politiques naufragés – qui dans la tempête n’arrivent plus à masquer leur strict intérêt privé – ils devraient porter au moins une partie de leur attention à ce qui reste de commun, à savoir l’égalité des droits et devoirs. Mais tout ceci a-t-il encore du sens ?