Magnifiquement rénovée au XIXe siècle, Notre-Dame a eu la mauvaise idée de brûler à une période de grande inculture. Jusqu’au sommet de l’Etat, bien peu reconnaissent l’apport décisif de Viollet-le-Duc à sa restauration.
Immédiatement, le 15 avril dernier, je me rends à Notre-Dame. La nuit n’est pas encore tombée. L’émotion de la population est palpable, j’allais dire « tripale ». Je rejoins un petit carré aménagé pour les journalistes. Des hommes politiques se présentent par paquets de quatre ou cinq. Ils ont un air de componction, façon cousin lointain arrivant à un enterrement. Tous soulignent que c’est triste de voir un héritage du xiiie siècle partir en fumée.
Inculture
À un moment donné, un historien de l’art se mêle aux journalistes. Il parle du xiiie siècle et encore du xiiie siècle. Je lui pose une question sur l’apport du xixe. L’homme de science a un rictus douloureux. Aussitôt fuse le mot « pastiches ». J’insiste. On me regarde avec de gros yeux. Ce n’est pas un jour pour les obscénités. La valeur d’un bâtiment est une chose qui s’obtient à l’ancienneté. Tel est le contexte historiographique à haut risque dans lequel se présente l’avenir de Notre-Dame.
Irresponsabilité
J’éprouve une part de fureur. Ça fait longtemps que les spécialistes alertent les pouvoirs publics sur les incendies de monuments historiques, survenant principalement lors des chantiers de restauration. L’enquête n’est pas terminée, mais si c’était un scandale financier ou sanitaire, on réclamerait déjà des démissions. Les responsables du patrimoine semblent protégés par une exception d’« extratemporalité ». Tout le monde préfère se rabattre sur le consensuel hommage aux pompiers, par ailleurs pleinement mérité.
Trahison
J’éprouve une sorte de tassement douloureux quand j’entends le président de la République parler de « reconstruire » Notre-Dame, puis de la « rebâtir », « plus belle encore » (sic). Le ministre de la Culture, quelques jours après, indique que l’État « décidera si la restauration se fait sans flèche, avec une flèche identique à celle de Viollet-le-Duc ou avec une flèche nouvelle ».
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Les mots sont importants. « Restauration » signifie « à l’identique » ou le plus près possible du dernier état. Cette option est une évidence de cœur pour les Parisiens et pour la plupart des souscripteurs qui seraient nombreux à se sentir trahis par un choix différent. C’est aussi ce que commande sans ambiguïté l’article 11 de la charte de Venise, traité international ratifié par la France (1964).
« Reconstruction » laisse le champ libre à toutes les dérives. Première tentation, construire une flèche en s’inspirant de modèles plus ou moins documentés, supposés plus « authentiques », mais certainement moins beaux. C’est le choix qui séduirait certains conservateurs adeptes de la « dérestauration ». Il faut avoir en tête, pour en juger, le funeste précédent de Saint-Sernin, à Toulouse. Deuxième tentation, construire une flèche « du xxie siècle » en appelant à la rescousse « les meilleurs talents de la planète ». Les start-up de la créativité sont d’ailleurs déjà dans les starting-blocks. Jean-Michel Wilmotte (qui a déjà installé une quincaillerie très contestée au Champ-de-Mars) est prêt à faire don de son talent à Notre-Dame. Les tenants de cette option arguent que, puisque Viollet-le-Duc a fait preuve d’une véritable liberté de création dans ses restaurations, pourquoi ne pas bénéficier, à sa suite, d’une liberté non moins grande ? La réponse est dans la question : c’est justement parce que l’intervention de Viollet-le-Duc constitue une œuvre d’art à part entière qu’elle doit être protégée en tant que telle, comme monument historique ou composante d’un monument historique, conformément à la charte de Venise.
Ce que Notre-Dame doit à Viollet-le-Duc
Au début du xixe siècle, on envisage de détruire Notre-Dame. Cela peut paraître étrange rétrospectivement, mais quand on voit les premières photos prises vers 1840, force est de convenir que l’édifice est tout sauf séduisant. La Révolution a ravagé à peu près toutes les statues, n’épargnant que des motifs de petite taille. Cela s’ajoute à des pertes déjà importantes subies à la fin de l’Ancien Régime : suppression de vitraux, dépose d’un vieux clocher en péril, modification des porches pour permettre les processions, bouchage ou transformation de fenêtres, etc. En outre, le Moyen Âge a laissé un monument inachevé : les tours robustes prévues pour porter des flèches ne sont pas terminées et paraissent très massives. Les arcs-boutants s’appuient sur des maçonneries grossières, etc.
Dans une période d’affirmation du sentiment national, trois régimes se succèdent de 1845 à 1864 pour soutenir la restauration confiée à Viollet-le-Duc (et Lassus). Victor Hugo, avec son roman, et Mérimée, avec les services qu’il met en œuvre, créent un contexte favorable. La pratique du gothique n’avait pas totalement disparu. Par exemple, la cathédrale (gothique) d’Orléans, commencée sous Henri IV, est inaugurée sous Charles X.
Viollet-le-Duc donne à Notre-Dame de Paris la finesse et la richesse qu’on lui connaissait il y a quelques jours encore. Il produit un programme complet de sculptures et gargouilles qu’il dessine et contrôle lui-même. Il restitue des fenêtres hautes et fait refaire les vitraux manquants. Il orne le faîtage d’une dentelle métallique (un mètre de haut). Il magnifie les arcs-boutants avec d’importants pinacles qui ceinturent la cathédrale, la rendant particulièrement élégante vue de côté ou de derrière (chevet). Il érige en dix-huit mois une nouvelle flèche en bois, protégée par du minium et du plomb. Elle fait écho aux pinacles en les fédérant en une même élévation d’ensemble. Cette flèche allège dans la foulée la lourdeur des tours inachevées. C’est dire qu’elle a un rôle essentiel dans la cohérence générale du bâtiment.
Viollet-le-Duc, continuateur des maîtres maçons du Moyen Âge, est également franc-maçon. Il prend l’habitude de porter une robe de bure serrée par un ceinturon de cuir et c’est dans cette tenue qu’il se fait immortaliser dans l’une des sculptures des flancs de sa flèche (statue déposée avant l’incendie), avec la dédicace : « Au Grand Architecte de l’univers ». Pour lui, la cathédrale est plus qu’une église catholique. Tout le peuple y a sa place et l’étrange bestiaire qu’on y voit n’est pas étranger à l’idée que s’en fait Viollet-le-Duc.
Le snobisme de ses détracteurs se fixe généralement sur la flèche, élément le mieux identifié. Cependant, les mêmes admirent immanquablement les autres contributions de l’architecte, croyant naïvement qu’elles datent du xiiie siècle et apportant involontairement la preuve de leur inanité.
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