En regardant Notre-Dame brûler, lundi soir, trois souvenirs me sont revenus en mémoire. Entre des pierres criantes et un vieux prêtre ému, j’ai même contemplé le rire de Dieu…
Lundi soir, en regardant, sidéré, les larmes aux yeux, Notre-Dame brûler du haut du parc de Belleville, au milieu d’une foule stupéfiée et anéantie, les souvenirs de « ma » Notre-Dame ont resurgi, comme chez beaucoup d’entre nous. Souvenirs banals : l’interminable montée des escaliers pour accéder au beffroi, visiter le bourdon « Emmanuel » et, de la terrasse, admirer Paris et côtoyer les gargouilles du Moyen-Âge et les « Chimères » de Viollet-Le-Duc…
Foi de bois, foi de pierre
Mais ma Notre-Dame, mes souvenirs les plus personnels, ceux qui me serrent aujourd’hui le cœur comme une douloureuse nostalgie intime, sont au nombre de trois, et tous liés à une « visite guidée » comme on dit, que j’avais effectuée il y a une vingtaine d’année. J’ai toujours été fasciné par les cathédrales, monuments extravagants et sublimes d’espérance en ce qui nous dépasse, bâtis sur des décennies par des personnes qui, pour beaucoup, savaient qu’elles ne les verraient pas achevés…
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Le premier choc, petit, devant la cathédrale Saint-Etienne de Bourges aux tours asymétriques, dans le Berry de mon enfance. Puis, adolescent et rêvant déjà de littérature, le pèlerinage à Notre-Dame pour me tenir près du second pilier de l’entrée du chœur, celui où se trouvait Claudel quand il reçut le foudroiement de la foi… Je n’avais rien ressenti, peut-être parce que j’étais déjà « croyant » comme on dit (expression curieuse qui m’a toujours laissé dubitatif, comme s’il s’agissait de « croire » ou non à une histoire racontée par un inconnu, alors qu’il est question de conscience – ou non – de la présence du mystère dans l’univers et dans nos vies).
Le vieil homme et la Vierge
Cette « visite guidée » n’était pas du genre « car de touristes ». J’avais appris par hasard qu’un prêtre de la paroisse de Notre-Dame proposait, une fois par semaine, une visite « informelle » de la cathédrale aux amoureux de cet édifice. Je m’étais renseigné, puis m’étais rendu au jour et à l’heure du rendez-vous, sur le parvis devant les sculptures de la façade et des portails. Un bonhomme de taille moyenne, un peu voûté mais vif, s’était approché, s’était présenté, puis avait allumé une gitane maïs… C’était lui notre prête-guide, ancien missionnaire en Afrique, mille anecdotes drôles à raconter, un appétit de l’humain toujours pas rassasié, et tendrement amoureux de cette grande église à nulle autre pareille qui était maintenant sa paroisse. Le vieux curé nous avait détaillé et commenté les figures de la façade, avant de nous entraîner à l’intérieur.
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Négligeant les figures imposées de la visite classique, nous l’avions suivi jusqu’au pilier sud-est du transept où il avait arrêté notre petit groupe devant la statue de la vierge à l’enfant du XIVe siècle. Puis, loin des élégies et adorations convenues à « La Vierge », l’ancien missionnaire nous avait fait ressentir et partagé son émotion, son remuement admiratif, devant « la féminité » de cette mère de Jésus, devant « la sensualité » du drapé de sa robe et de sa pose, devant la « troublante » ambiguïté de son expression… J’avais vu un homme de chair pétri de foi aimer d’un désir sans honte une femme de pierre, et à travers elle toutes les femmes de chair qu’il nous encourageait, par sa joie, à aimer et désirer. J’avais aimé à ce moment une Eglise catholique à laquelle j’avais suffisamment de choses à reprocher, pour ne plus m’en sentir membre, mais qui comptait encore parmi ces prêtre de pareils énergumènes.
La tension de la pierre
Celui-ci avait continué, nous entraînant près de l’un des piliers du chœur, nous avait demandé de toucher, de caresser la pierre. Puis il avait sorti de sa poche un trousseau de clés (j’avais craint un instant qu’il s’agisse de son paquet de Gitanes et qu’il allume une maïs à un cierge), et nous avait fait coller l’oreille au pilier, à tour de rôle. En frappant légèrement la pierre de son trousseau de clés, il nous avait donné à entendre le son étonnant, comme celui d’un câble métallique puissant résonnant dans les superstructures d’un immense paquebot, qui était celui de la tension extraordinaire, parfaitement calculée par les bâtisseurs du Moyen-Âge, résultant des innombrables forces jouant et s’équilibrant parmi l’ensemble des parties de sa structure. Je n’avais jamais imaginé auparavant qu’une telle tension puisse se cacher au cœur d’un édifice aussi formidable, à l’aspect aussi inébranlable.
Le rire de Dieu
L’ancien missionnaire, après quelques considérations architecturales et une station admirative devant les vitraux, nous aligna devant l’autel et le fauteuil de l’évêque. Au lieu de nous parler du Saint-Esprit et du mystère de la communion, celui-ci entama une étonnante évocation de la « fête des fous » qui, au Moyen-Âge, voyait chaque année la cathédrale à peine achevée livrée à toutes les farces, chacun libre d’y entrer et de se moquer à son gré, et il nous expliqua qu’à cette occasion le fauteuil de l’évêque était occupé par un bouffon plus fou que nature, singeant les manières et le ministère de l’évêque, tandis que le peuple rassemblé devant riait à gorge déployée… « Et alors – ajouta notre guide ancien missionnaire – c’était le rire même de Dieu que l’on entendait résonner dans la cathédrale »…
Ce jour-là, Notre-Dame est devenue une amie de cœur, une complice qui m’avait fait rencontrer un chrétien authentique, si loin des clichés et des bondieuseries. Ces trois souvenirs : la vierge à l’enfant, la tension de la pierre et le rire de Dieu pendant la fête des fous, je les ai mis dans le premier roman que j’ai écrit, roman d’apprentissage jamais publié, mais jamais oublié.
Tout ça me revenait, lundi soir, en regardant les flammes mutiler Notre-Dame. J’étais trop loin pour entendre les larmes de Dieu au-dessus de la cathédrale. J’espère que son rire y résonnera à nouveau un jour.
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