C’est une « part de nous » qui brûle, a déclaré Emmanuel Macron pendant l’incendie de Notre-Dame de Paris. On ne le contredira évidemment pas. Mais comment esquiver l’obligation de se demander depuis combien de temps, et dans quel énorme brasier impossible à circonscrire, brûle cette fameuse « part de nous » ?
Vous êtes, chers compatriotes, de bien étranges et bien inconséquentes créatures. Si je ne veux pas vous accabler, je n’ai pas envie non plus de vous épargner. Je ne peux m’empêcher de griffonner ces quelques mots à votre intention. Je me lamente avec vous, je m’afflige comme vous de la catastrophe de Notre-Dame, mais je crois que je déplore, par-dessus tout, que vous n’ayez plus d’yeux désormais que pour les catastrophes où, frénésie technologique aidant, la rétine s’englue à n’en plus finir.
Ces catastrophes auxquelles nous sommes indifférents
Les autres catastrophes, celles qui s’avancent à pas comptés, celles qui s’insinuent dans votre quotidien comme des coulées d’eaux bourbeuses, celles qui corrompent jour après jour ce que vous me permettrez d’appeler votre intégrité spirituelle, celles qui flétrissent les rares ferments de transcendance et de sacré que l’individualisme auto-entrepreneurial n’a pas balayés comme autant d’ornements inutiles et surannés, il y a longtemps que vous n’avez plus le moindre regard pour elles. Ni œil du dehors, ni œil du dedans. Ces catastrophes-là, vous les avez laissées jour après jour s’installer dans le paysage et s’infiltrer dans vos cœurs. Vous vivez avec elles sinon en bonne intelligence, du moins sans qu’elles troublent votre sommeil post-historique et votre électroexistentialogramme plat.
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C’est une « part de nous » qui brûle, a déclaré Emmanuel Macron. On ne le contredira évidemment pas. Personne n’a envie de jouer les avocats ou les émissaires du diable face à certains émois collectifs. Mais comment esquiver l’obligation, formule présidentielle à l’appui, de se demander depuis combien de temps, et dans quel énorme brasier impossible à circonscrire, brûle cette fameuse « part de nous » ? Comment accepter que ladite « part » soit exclusivement invoquée les jours de drame majeur ? Comment ne pas penser, à la lumière de ces flammes dont les pompiers sont venus à bout, à l’autre incendie en cours depuis des années – incendie généralisé du sacré national dont les foyers sont tellement disséminés, tellement multiformes qu’ils défient désormais l’inventaire et finissent par décourager la lutte ?
Le progressisme refoule nos sentiments d’horreur
Combien de charpentes séculaires ont été consumées, au cours des dernières décennies, dans le silence le plus veule ? Combien de flèches orgueilleusement dressées se sont effondrées, sous les coups de boutoir de logiques vaniteuses et vides dont vous savez, aussi bien que moi, qu’elles n’auront de cesse de nous avoir détruits les uns et les autres ? J’ai eu beau tendre l’oreille, je n’ai pas entendu beaucoup de clameurs horrifiées. Il faut dire qu’à chaque ravage, effondrement ou consomption, les arguments du progressisme et des nécessaires adaptations étaient là pour refouler en vous les sentiments d’horreur. Il faut avouer aussi que les clameurs qui obligeraient chacun d’entre vous à tirer des conséquences en termes de responsabilité et de courage ne sont pas précisément celles qui vous sont chères. Vous préférez de loin les vociférations qu’on pousse et qu’on rengaine à volonté, sans préjudice du confortable mal-être quotidien.
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Il arrive qu’un phénomène purement accidentel donne une forme éclatante et unifiée à des logiques relevant d’ordres de réalité différents. C’est à mon sens ce qui s’est produit hier soir. Ai-je une tournure d’esprit métaphysique ?
Signe du destin
Ricanez si vous voulez, mais je n’ai jamais considéré comme une faiblesse archaïque et aliénante la croyance aux signes du destin. J’y vois même une résistance à tout ce qui entend nous arraisonner et nous faire plier. Je ne peux m’empêcher de voir, dans cet événement, le condensé ravageur de tout ce qui, ces dernières années, n’a suscité ni larmes collectives, ni stations éplorées dans la rue, ni images chaotiques complaisamment partagées. Soit dit en vrac (au diable l’ordre, dans ces circonstances) : le patrimoine devenu objet de consommation éhontée, la ruine d’un système éducatif qui avait fait les preuves de son excellence, la corruption généralisée d’une langue attaquée et humiliée de toutes les façons possibles, l’identité nationale décrétée péché mortel, la désublimation sans vergogne de toutes les grandes figures qui ont fait ce pays, le rétrécissement dramatique de l’imaginaire collectif, l’amnésie historique et l’impossible adossement à nos traditions les plus fortes, l’anéantissement de toute littérature et de toute pensée par la promotion frénétique et incontrôlable des médiocres – j’en passe à foison, naturellement. Poursuivre l’inventaire ne vous demandera que l’effort minimal de regarder autour de vous.
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J’aimerais croire, ce soir, qu’ayant devant les yeux ces images bouleversantes, vous y verrez une incitation du destin à prendre la mesure dramatique de ce que nous sommes devenus. Et que vous tirerez, de ce spectacle calamiteux, autre chose que des lamentos. Mais je dois bien l’avouer, invincible pessimiste que je suis : mon espoir est très mince.
Pierre Mari publiera prochainement En pays défait aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.
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