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Notre-Dame ne sera plus jamais Notre-Dame

Les cendres de la cathédrale symbolisent la fin d’un monde


Notre-Dame ne sera plus jamais Notre-Dame
©NorthJersey.com-USA TODAY NETWOR/SIPA / SIPAUSA30164956_000001

Notre-Dame n’était pas seulement une merveille d’architecture, c’était un acte de foi. Vouloir la reconstruire « en cinq ans », comme l’a annoncé Emmanuel Macron, est symptomatique de notre époque qui construit pour construire, sans autre dessein que celui d’être efficace. La fin d’un monde.  


Il y a une affliction profonde, et semble-t-il partagée, devant Notre-Dame en flammes. Il y en avait moins pour prendre sa défense lorsque les Femen la dégradaient en 2013 – relaxées pour cet acte délictuel.

La tragédie du 15 avril interroge ainsi la relation que nous voulons entretenir avec la culture d’un passé que nous congédions souvent volontiers comme archaïque. Sommes-nous donc de simples conservateurs inquiets de bibelots abîmés ?

Il y a des choses qui se brisent, de manière définitive

Le passant hébété devant Notre-Dame de Paris en flammes constate que les civilisations aussi peuvent mourir. Il découvre qu’une église, joyau de la chrétienté, qui avait établi son empire en plein cœur de Paris, défiant les successions de régimes, les révolutions, les guerres civiles et les guerres entre nations, défiant en un mot le temps, peut être menacée d’une destruction totale en un instant. Notre-Dame fait partie du paysage parisien : nous précédant, elle ne pouvait, croyions-nous, que nous succéder. Elle était un pied-de-nez aux pessimistes, aux guerres partisanes. Un signe stable de continuité dans une Histoire de France marquées par de fréquentes et violentes ruptures.

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La profonde émotion qui saisit chacun est en partie la fin de l’illusion que des repères définitifs existent – repères que nous tâchons paradoxalement le plus souvent de relativiser et de transgresser. Ce qui nous paraît le plus stable n’est pas indestructible. Ce qui dure le plus est, parfois, le plus fragile. Fragilité réelle du corps social, que l’on cherche à masquer par des débats. Fragilité, découverte aujourd’hui, des fondations civilisationnelles sur lesquelles ce corps malade repose. On cherche donc à diluer le désastre. Le politique s’agite, cherchant des solutions, souvent cache-misère de l’impuissance. Notre-Dame renaîtra de ses cendres, Notre-Dame sera rebâtie. Vouloir effacer les traces de l’incendie « en cinq ans » témoigne d’un esprit contemporain bien différent de celui de ceux qui ont posé ses pierres de fondation. Notre-Dame a mis 107 ans à se dresser vers le ciel. Et était bâtie pour durer 1 000 ans. L’instantanéité contemporaine atteint les ambitions en apparence les plus respectables et décrit le but qu’elles poursuivent. De plus, tout n’est pas réparable. Il y a des choses qui se brisent, de manière définitive. La racine latine de colere rejoint originellement le terme de « culture » compris comme l’ensemble des œuvres d’une civilisation et la culture agraire. Si cultiver la terre, c’est prendre soin d’une réalité vivante, de même, la culture comme ce bien commun immatériel n’est pas un ensemble inerte mais vivant. C’est même pour cela qu’elle peut mourir.

Notre-Dame était une vision du monde

Dans cette urgence d’agir pour la reconstruction, il semble y avoir ainsi une nouvelle illusion, niant que jamais Notre-Dame ne sera plus Notre-Dame. Les bâtisseurs d’aujourd’hui pourront exécuter à l’identique l’église – et doté de matériel plus perfectionné, peut-être même surpasser les efforts laborieux des bâtisseurs d’autrefois (« plus belle encore », a déclaré avec emphase le président Macron à 20h le 16 avril). Mais Notre-Dame n’est pas le résultat d’une simple mise en œuvre de moyens appropriés pour atteindre un but fixé. Si elle ne pourrait exister sans le savoir-faire millénaire qui n’a pas disparu, elle ne peut pourtant y être réduite. Notre-Dame n’est pas le seul fruit d’un travail d’artisan, d’un défi lancé aux lois de la pesanteur : elle est l’incarnation de la foi. Une foi qui emportait avec elle une vision du monde singulière, complexe, où le sacré et le temporel étaient en dialogue permanent. Une foi que n’explicite pas seulement la destination cultuelle de la cathédrale. Une foi qui, à chaque détail, interpelle celui qui s’y trouve. Cette foi qui faisait accepter à des hommes de consacrer leur vie pour une œuvre dont ils ne verraient pas l’achèvement, car elle avait, pour eux, non pas une valeur, toujours relative, mais une dignité. Les cathédrales ne sont pas des prouesses techniques mais des bâtiments construits ad majorem dei gloriam. Le problème n’est pas l’impossibilité de reconstruire techniquement Notre-Dame mais celle de rebâtir avec la finalité originelle qui était la sienne et qui est son identité profonde.

Notre-Dame nous inscrit dans un monde qui nous précède, mais qui ne peut lui survivre

Si le projet est donc de rebâtir Notre-Dame pour le tourisme et l’éclat de la France à l’étranger, parce qu’elle est une belle pièce dans notre musée national, si le projet est de rétablir la cathédrale comme un « symbole » c’est que nous l’avons déjà perdue à jamais. Celle qu’ont chanté Péguy, Chateaubriand et Hugo notamment, n’était pas un symbole. Un symbole se remplace. Un symbole n’est d’ailleurs jamais seul : la République française serait bien embarrassée de devoir choisir entre Marianne, son drapeau, son sceau, etc. Notre-Dame n’était pas un symbole mais la persistance d’un monde. Celui de l’ancienne chrétienté résistant dans le monde contemporain sécularisé, qui a rendu le sacré profane. Le problème est donc métaphysique.

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Notre-Dame ne peut être rebâtie au sens où nous l’entendons ces derniers jours parce qu’elle incarne l’esprit d’un monde qui n’est plus. L’œuvre d’art, comme Hanna Arendt l’écrit dans la Crise de la culture, est ce qui permet d’édifier un monde. Le monde n’est pas la nature, ou simplement l’ensemble des hommes. Le monde est, pour Arendt, ce qui nous arrache précisément au cycle biologique de la répétition jusqu’à ce que mort s’ensuive : le monde est cet ancrage stable qui demeure. Le monde est cette « patrie des mortels » qui n’existe que par la durée indéfinie des œuvres, potentiellement immortelles. Les œuvres « ne sont pas fabriquées pour les hommes mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels et au va-et-vient des générations », écrit la philosophe. Les mains et la pensée humaine réalisent ainsi des objets qui n’ont pas pour finalité de nous permettre de survivre biologiquement ou de nous rendre l’existence plus confortable, mais d’exprimer l’esprit d’une civilisation. En ce sens, Notre-Dame nous inscrit dans un monde qui nous précède, mais qui ne peut lui survivre. La charpente du XIIIe siècle de Notre-Dame, qui faisait résister le vieux monde dans le nôtre, a cédé. La perte est irrémédiable. Le feu a consumé l’incarnation de ce que l’époque avait déjà oublié.

C’est nous que nous pleurons

Que pleure-t-on donc devant la cathédrale en flammes ? Non la destruction d’une œuvre témoignant d’une prouesse technique ni celle d’une pièce de musée. Peut-être le vestige d’un passé qui nous murmure que l’identité culturelle française n’est pas un slogan mais une réalité déconstruite patiemment, au point de nous être devenue étrangère. Comme souvent devant l’agonie, nous croyons pleurer sur le mourant quand c’est sur nous-même que nous nous attristons.

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Professeur agrégée de philosophie

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