Pour le philosophe et essayiste Philippe-Joseph Salazar, la « réouverture » de Notre-Dame de Paris relève de l’opération marketing. Décryptage d’une rhétorique bien rôdée.
Satan est, selon la tradition, le Persuadeur des vanités terrestres, et l’Ange « dont la lumière surpassait toutes les autres » (Thomas d’Aquin). Il se serait certainement réjoui de la « réouverture » de Notre-Dame de Paris : ventriloquies oratoires et jeux de lumière étaient au rendez-vous. L’inauguration style « promotion marketing » de l’église archiépiscopale de Paris est l’occasion de s’interroger sur une manipulation. Une parmi d’autres qui sont devenues la marque de fabrique de la Ve République post-gaulliste – un régime qui fonctionne au management obsessionnel du faux-semblant.
Puisqu’il s’agit de marketing, autant commencer avec le slogan : « Notre-Dame ». Réclame répétée sur tous les tons. Les médias américains, surexcités par cette « inauguration », parlaient simplement, absolument, sans autre qualification, de « Notre-Dame ». Les médias étrangers, accrochés à Reuters et Associated Press, ont emboîté le pas. Et nos médias dans la foulée. Notre-Dame de Paris est devenue « Notre-Dame ». Ce coup d’état rhétorique a propulsé cette cathédrale dans l’absolu.
Or cette cathédrale n’a jamais eu d’importance de premier plan. Notre-Dame de Reims, oui. Notre-Dame de Chartres, oui. Mais Notre-Dame de Paris ? À peine.
Que la presse américaine se soit fait l’agent le plus tonitruant de cette manipulation est révélateur d’une amnésie culturelle, paradoxale au moment-même où le « devoir de mémoire » est devenu un global cult. En effet, les Anglo-saxons éduqués avaient, naguère, une idée de nos cathédrales en lisant Mont-Saint-Michel et Chartres de Henry Adams. Aristocrate, historien érudit, bon marcheur, il « fit connaître au monde » la civilisation gothique française – qu’il vit avant les destructions allemandes de la première guerre, et les ravages alliés de la deuxième. Son guide, abondamment illustré, culmine avec Notre-Dame de Chartres. Pour ses lecteurs cette Notre-Dame-là était le couronnement du gothique. Et la comparant à Notre-Dame de Paris, Adams lâche que le maître d’œuvre parisien « fut certainement consumé de jalousie devant le triomphe sans rival de Chartres ». Le best-seller international d’Adams consacra Notre-Dame de Chartres comme « la » cathédrale.
Cependant, une autre cathédrale dépassa bientôt Chartres en matière de célébrité, Notre-Dame de Reims. En 1914 les Allemands la bombardèrent, et la laissèrent, peu s’en faut, en monceaux de gravats. Le tollé provoqué par cette destruction délibérée fit la une des journaux du monde entier, en particulier aux États-Unis. Des fonds massifs furent collectés de San Francisco à New York pour réparer l’outrage. L’Allemagne cessa, d’un coup, d’être considérée comme un pays civilisé, et cela à cause d’un cliché de reporter : la tête coupée d’un ange souriant dans les décombres. « L’Ange au Sourire de Reims » devint le symbole de la culture, on dirait « résiliente », face à la barbarie. Notre-Dame de Reims rejoignit Notre-Dame de Chartres dans l’imaginaire international de « la » cathédrale. Paris ? Rien.
La propagande post-incendie a voulu faire accroire que le feu de 2019 avait détruit un joyau de l’art gothique. Si la flèche n’avait chu, on doute que la charpente eût autant servi. Une charpente est par définition du gros œuvre invisible aux amateurs de selfies. Difficile de la transformer en objet rhétorique de lamentations : on a essayé, mais ça n’a pas pris, sauf à traverser les forêts où, au détour d’un chemin, on lit « ces chênes ont été offerts, etc. ». Là, c’est émouvant surtout si à dix mètres on s’est recueilli devant une stèle : « Ici sont tombés assassinés par les Allemands, Pierre X, 17 ans, Jean N., 16 ans… ». Les deux images alors se superposent, les fiers troncs destinés à la gloire, et les cadavres torturés ; et on en est très ému. Mais, une flèche qui tombe et empale le maître autel, ça c’est rhétoriquement waouh.
Et l’incendie ? Ce qui s’est réellement passé est encore enveloppé d’arcanes, alors je suggère qu’il est le fait de Satan. Qui d’autre ? C’est une cathédrale, pas un supermarché. Si vous êtes un catholique, tiède ou fervent, seul le grand avocat des faiblesses humaines a pu le faire : qu’il ait tenu la main d’un zélote musulman, d’un syndiqué mécontent ou simplement d’un ouvrier qui voulait en fumer une, n’a pas d’importance. Une main cachée fut à l’œuvre. Les conspirationnistes peuvent même laisser libre cours à leur imagination : le nouvel autel est une version catholique de la Pierre noire de la Kaaba de l’Islam, ou la version déco d’une sculpture d’Henry Moore. Reste que (pour paraphraser Lady Macbeth) toutes les « parfums d’Arabie » frottés par l’archevêque le dimanche suivant « ne laveront pas le crime » esthétique du ripolinage des ogives, des lumières LED de centre commercial à Dubaï, et de cet autel bizarre. Justement dans ce régime de marketing politique qui est le nôtre, le médium, l’autel, c’est le message : Notre-Dame de Paris est moderne, hypermoderne, trans-moderne.
Jamais donc, jusqu’à la récente restauration, et à la suite d’un incendie spectaculairement médiatisé, Notre-Dame de Paris ne fut un tel objet d’idolâtrie publicitaire. Mais sa promotion récente est l’aboutissement d’un lent processus politique d’appropriation entamé au début du XIXe siècle.
C’est Victor Hugo, on le sait mais bis repetita placent, qui a donné à Notre-Dame de Paris une place dans la littérature mondiale (1831), un sujet inlassablement repris dans de nombreux films, du cinéma muet jusqu’à une récente production Disney. Pourtant c’est Quasimodo, le difforme, c’est la gitane Esmeralda, mais ce n’est pas « Notre-Dame » elle-même qui a captivé l’imagination de générations de spectateurs, et donc la popular culture. Cette cathédrale n’a jamais été célébrée pour ses rosaces (de second ordre par rapport aux éblouissements de Chartres), ni pour sa perfection architecturale (apparue à Coutances et magnifiée à Reims). Et les reliques, dont on a fait grand tapage ? Jusqu’aux destructions de la Révolution française, les plus précieuses, du Christ Lui-même, n’y étaient pas conservées. Le Chapitre les a récupérées de la Sainte-Chapelle, édifiée pour elles. Donc, pendant quatre-vingt-dix ans, à « Notre-Dame de Paris ? » on a répondu : « Quasimodo ! Esmeralda ! ». Tout cela est bien connu mais mérite d’être répété. Pourquoi ? Parce que le propre d’une manipulation rhétorique est de faire oublier ce qui est bien connu, et de le remplacer par des faux-semblants.
Or, le roman de Hugo est contemporain du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple. Il s’agit des Trois Glorieuses de la Révolution de 1830, qui n’ont pas permis de rétablir la République mais ont suscité, comme on dit, un régime « centriste » et affairiste qui réprima dans le sang les revendications des Gilets Jaunes d’alors (le massacre de la rue Transnonain, la rue Beaubourg actuelle). Delacroix y met en scène le peuple en révolte, qui revient de saccager la cathédrale. Notre-Dame est visible, en miniature, nanifiée par l’imposante figure de Marianne. Regardez bien : il n’y a pas de flèche. La cathédrale est réduite aux petits beffrois enfumés. La flèche médiévale, de hauteur modeste, fut démantelée au XVIIIe siècle. Ce que les touristes d’avant l’incendie pouvaient voir, s’ils s’en souciaient, était un fake du XIXe siècle, et ce qu’elle est aujourd’hui est une reproduction de ce faux. Du faux-semblant. On le sait, mais les visiteurs étrangers, savent-ils qu’ils s’extasient sur de l’IKEA version VLD (Viollet-le-Duc) ? Non. Ils font du shopping visuel. Fantastic !
Il y a plus grave. Cette cathédrale n’a joué aucun rôle central, ou majeur, dans l’histoire de France jusqu’à 1804, et ce fut l’occasion d’un fake, et d’une première manipulation politique pour servir un régime. Bonaparte décida de s’y faire couronner. Pour l’occasion, la nef fut travestie avec des toiles de théâtre peintes à la dernière mode gréco-romaine. Après coup, la cathédrale retomba dans l’oubli. En 1804, elle servit donc de décor fake à la production d’un fake, le soi-disant sacre de Bonaparte, mais un spectaculaire succès de propagande politique.
Pourquoi fake ? Les sacres royaux n’ont jamais eu lieu dans cette cathédrale. Sauf, en 1431, celui de Henri VI d’Angleterre en pleine Guerre de Cent Ans, avec la complicité du Chapitre, des grands marchands parisiens, des parlementaires, bref une version médiévale de Paris ville ouverte en 1940, et d’une collaboration sans complexe avec l’envahisseur. Les habitudes ont la vie dure. Encore fut-ce un couronnement (piètre imitation de l’ordo d’un sacre) et non pas un sacre. La différence compte : elle pointe le fake. Notre-Dame de Paris devint, en 1431, au prix d’une trahison, le lieu d’un faux sacre, avant celui de 1804. Il faut décrypter, comme dit. Ouvrons donc la crypte du fake.
D’une part, l’archevêché qui eut juridiction sur Paris pendant plus d’un millénaire était Sens, dont l’église fut la première cathédrale de style gothique, élevée à une splendeur éblouissante par son archevêque et mécène Tristan Salazar. Sens était le siège de l’un des six pairs ecclésiastiques du royaume, statut auquel le titulaire de Paris n’aspira jamais, bien que Louis XIV l’élevât au rang d’archevêché-duché. Le Roi-Soleil se rendait à la chapelle royale de Versailles. Notre-Dame de Paris était subalterne.
L’autre raison pour expliquer le fake du couronnement de 1804, est plus acerbe : les rois étaient « oints », pour la plupart en la cathédrale de Reims. Les monarques français, seuls dans la chrétienté occidentale (en dépit d’imitations), étaient couronnés et sacrés. Le couronnement est une chose, le sacre en est une autre : le roi, fait diacre, reçoit l’onction par la Sainte Ampoule, apportée sur terre par le Saint-Esprit lors du baptême de Clovis le 25 décembre 496. Telle était la croyance, pas plus fantaisiste mais aussi « évidente » que la croyance en « liberté, égalité, fraternité ». Une idéologie, ça va toujours de soi. Mais un fake a besoin d’un support matériel, visuel de préférence, qui rende l’idéologie ou le faux-semblant évidents. Faute de télévision, entre en scène David, peintre officiel du nouveau régime comme il fut celui de Robespierre pour la high fashion show de la Fête de l’Être Suprême (1794).
David peint Le sacre de Napoléon et lance le slogan du « sacre » : Bonaparte ne pouvait pas être « sacré », comme le furent les rois. C’était du marketing politique fait pour communiquer aux rois d’Europe un message simple : je suis votre collègue. Le slogan réussit même à faire oublier que le tableau ne représente pas Bonaparte étant couronné, mais lui-même couronnant sa première épouse. Tout cela à Notre-Dame de Paris, dans un décor fake tendance de l’époque. David la traita comme le backlot de la MGM. Mieux, en accrochant un faux décor sur les murs gothiques, David inventa l’incrustation, cet écran bleu ou vert (napoléonien ?) avant même que le cinéma n’y pensât. On sait qu’il a ajouté, effacé, bougé les personnes présentes, à la manière des photographes soviétiques.
Le Te Deum de 1945 ? L’affaire est ambigüe, comme souvent avec le Général.
Alors, à la « réouverture », Quasimodo riait et pleurait, accroché à une gargouille au-dessus de la foule : il voyait, dans ce lieu saint, se presser des schismatiques (le prince William), des hérétiques (Zélensky, Trump), des infidèles, des polygames, des incroyants, des fashion victims, et des touristes en doudoune. C’était la nouvelle Cour des Miracles.
Dépourvue de la sacralité de Reims et du mysticisme de Chartres, dans ce dernier avatar de son utilisation politique, la cathédrale est un label de qualité made in France pour un public international ignorant, et qui s’en moque tant que c’est festif et d’un effet waouh. La « réouverture » servit également à tenter de réparer la dignité de son clergé, entachée de scandales. Charitable, le pape François est resté à l’écart. Que Notre-Dame de Paris soit maintenant sans cardinal est révélateur.
La cathédrale a été appropriée par le pouvoir du moment comme l’un de ses lieux de sa propre commercialisation. Car le pouvoir en France est désormais conçu et traité comme une marchandise. Peut-être donc, en toute logique, DJ Trump décidera-t-il d’ériger une réplique de « Notre-Dame » à Mar-a-Lago, avec plus de vitraux et dorures que tous les lobbies de ses palaces réunis. Il aura tout compris, sauf au destin qui pend au nez des manipulateurs : « Ananké », fatalité, que Victor Hugo avait vu gravé sur un mur de Notre-Dame. Mais Marianne marchant vers la Liberté, aurait-elle lu, lors du sac de la cathédrale, un nouveau graffiti ? Et qui disait : « Mané, thécel, phares. »
Une version différente de cet article a paru dans la revue américaine The Postil. https://www.thepostil.com/notre-dame-de-paris-in-the-age-of-mar-a-lago/
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