Je ne me rappelle pas avoir vu Luc Rosenzweig s’énerver. D’ailleurs, il est peut-être le seul de mes amis avec lequel je ne me sois jamais disputée. C’est que son mordant intellectuel allait de pair avec une affabilité sans faille et une sorte d’ironie qui le mettait à l’abri des susceptibilités et des conflits idiots que nous nous inventons quand nous oublions que le temps nous est compté. Lui le savait assurément, même s’il se gardait bien de partager ce tourment.
Gourmand de tout ce que la vie lui offrait, l’amour des siens, l’amitié, les livres et les idées, Luc n’avait pas le temps pour les mesquineries et les tourments bas de gamme. Je ne l’ai pas connu dans sa jeunesse stalinienne et j’imagine volontiers que ses adversaires d’alors ont des souvenirs moins aimables. Nous sommes devenus amis au cours de colloques israéliens, puis dans la bataille de l’affaire Al Dourah. Pour moi, et pour les lecteurs de Causeur, il était l’un des plus merveilleux conteurs de la comédie politique et médiatique, dont il dévoilait les ressorts, de Paris à Berlin, de Prague à Bruxelles. Ce digne héritier de la grande culture européenne était un observateur acéré de ses tragédies – et de leur remake en farce. Après l’élection de Nicolas Sarkozy, la romancière Marie NDiaye annonça bruyamment qu’elle s’exilait à Berlin (par peur du fascisme qui montait…). Je n’ai pas oublié la réponse au vitriol de Luc : « Moi je viens d’une famille qui a fait le chemin inverse ». Ce chemin, Luc et son frère l’ont retracé dans un passionnant ouvrage sur leur famille. Et bien sûr, il était d’abord le fils de cette histoire-là, l’histoire d’une famille de juifs allemands qui a fini par prendre racine en Savoie.
La tristesse est trop grande, les mots manquent encore, mais à Causeur, nous savons que l’absence sera présente dans chaque numéro. Je ne pourrai plus appeler Luc pour lui demander de m’expliquer les embrouilles de Merkel ou les fantasmes européens de Macron. Il est mort le jour où il devait célébrer ses cinquante ans de mariage avec Françoise, ses trois enfants, ses petits-enfants et une kyrielle d’amis. Cela semble terriblement cruel. Mais cette terrible coïncidence est aussi une façon de partir en beauté. Sur un serment d’amour éternel.
Bien sûr, nous évoquerons Luc dans notre numéro de septembre. En attendant, que ses proches reçoivent nos affectueuses pensées.
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