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Nostalgie lausannoise

Le billet du vaurien


Nostalgie lausannoise
Image d'illustration Pixabay

Le billet du vaurien


À quinze ans, j’ai réussi un exploit : publier dans La Gazette de Lausanne un article sur le bouddhisme. J’aurais pu mourir ensuite. Mais je voulais épater les filles à la piscine Montchoisi. Et, tout en considérant que la vie n’est pas une solution, j’avais compris que la mort n’en est pas une non plus… et d’ailleurs qu’il n’y a pas de solution. J’ai donc persévéré dans la même voie.

Cet exploit, je le dois à François Gross qui était alors un jeune secrétaire de rédaction : il m’avait encouragé, tout en corrigeant mes maladresses. Je précise qu’il n’était pas pédophile et que les rédacteurs de La Gazette de Lausanne m’en imposaient par leur professionnalisme et leur talent. J’ai retrouvé la même ambiance feutrée et incorruptible dix ans plus tard au Monde. Est-il bien nécessaire de préciser que le déclin de la presse, comme celui de l’édition, a été un interminable chemin de croix au terme duquel la plupart des journaux n’ont pas survécu ou alors dans un état si misérable que la décence nous invite à un silence navré ? Le naufrage de la piscine Deligny nous confirma dans la certitude que l’heure de fermeture avait sonné dans les jardins de l’Occident.

Mais revenons à Lausanne dans les années cinquante. La presse y a connu un âge d’or. Jules Humbert-Droz, l’œil de Moscou, officiait dans Le Peuple. La Nouvelle Revue de Lausanne qui n’était pas une revue, mais le quotidien du Parti radical vaudois, avait réuni une impressionnante brochette de talents : le poète Crisinel, Philippe Jacottet, Freddy Buache (je lui dois tant, merci Freddy…) et Samuel Chevallier qui était un ami de mon père. Je croisais à l’avenue Tissot où nous vivions, le chroniqueur judiciaire André Marcel. Il avait une pipe et une compagne qui avait résolu de ne jamais vieillir. Je me disais que moi aussi j’empêcherais les nymphettes de se métamorphoser en matrones. Quant à Samuel Chevallier, le Sacha Guitry vaudois, le créateur du Quart d’heure vaudois à la radio, il fixait à chacun de ses mariages une durée limitée. Cinq ans au maximum. Il était en avance sur l’ami Beigbeder.

Il disait aussi que ce qu’il préférait chez une femme, c’était son squelette. J’ai retenu la leçon.

La Gazette de Lausanne jouissait d’un prestige international et son supplément littéraire, dirigé par Frank Jotterand, ne le cédait en rien à « Arts, Lettres et Spectacles », aux « Lettres françaises » ou aux « Nouvelles Littéraires ». On ne pouvait rêver meilleure invitation à la littérature, au cinéma ou au théâtre qui était une des passions de Frank Jotterand. Et, pour l’adolescent que j’étais, rien ne comptait vraiment pour moi en dehors de la piscine et de la presse. J’exagère un peu : il y avait aussi les filles, surtout les étrangères, et il m’arrivait de leur offrir un abonnement à La Gazette de Lausanne à la fin de l’été, persuadé qu’elles ne m’oublieraient jamais si elles me lisaient. Ma présomption était sans limite… et j’ai bien peur qu’elle ne le soit restée.

Quant à mon père, sans me dire jamais un mot sur la valeur de ce que j’écrivais, j’apprenais par ma mère qu’il achetait une vingtaine d’exemplaires de La Gazette de Lausanne quand ma signature y figurait et qu’il les glissait subrepticement dans la boîte à lettres de ses amis. Nous nous parlions d’autant moins qu’il mettait un point d’honneur à être plus snob encore qu’un Anglais. Il pensait que c’était là l’idéal auquel devaient tendre tous les Lausannois. Quant à moi, au seuil de la vieillesse, je m’interroge après cet exercice de nostalgie : « Mes considérations pessimistes sur le présent ne sont-elles pas l’éternelle tentation d’un écrivain épris d’un passé avec lequel il tend à s’identifier ? »




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