Sans le massacre perpétré par Anders Behring Breivik, il n’est pas certain que j’aurais eu envie de lire Le Léopard de Jo Nesbo. D’abord parce qu’il s’agit d’un polar scandinave. Norvégien, Nesbo est devenu, en France et ailleurs, une véritable star du genre. Or, pour des raisons qui tiennent plus à ce que l’on pourrait appeler une certaine « érotique littéraire » qui me porte davantage vers l’électricité rageuse et le cynisme désespéré des romans noirs américains et français qu’à l’objectivité critique, je n’ai jamais éprouvé une grande attirance pour ces enquêteurs qui agissent lentement dans une société lente où commander plus d’une bière (hors de prix) dans un bar est déjà en soi vaguement suspect.
Nostalgie de l’Etat Providence
J’ai toujours mis sur le compte d’une nostalgie informulée de l’Etat-Providence ce goût du public pour les Gunnar Staalesen, les Arnaldur Indridason, de même que le succès planétaire de Millenium, la saga de Stieg Larssonn. Il y a sans doute chez le lecteur une complaisance inconsciente et morbide à voir s’effondrer, ou tout au moins se lézarder, dans des fictions blafardes, un modèle qu’ils ont eux-mêmes perdu depuis longtemps en même temps qu’un certain vouloir vivre-ensemble. Oui, je sais l’expression fait toujours rire les beaux esprits. Mais peut-être moins depuis un certain 22 juillet, quand un type avec des initiales qui semblent sortir d’une agence de notation, a expliqué avec une bombe et des armes automatiques ce qu’il en pensait, du vouloir vivre-ensemble.
Plus généralement, le polar scandinave d’aujourd’hui semble avoir oublié les leçons de Maj Sojwall et Per Walhoo. On ne pourra trop conseiller de relire la série consacrée à l’équipe du commissaire Martin Beck écrite dans les années 60 par ce couple de Suédois qui avaient adopté la méthode d’Ed Mc Bain, c’est-à-dire que leur héros n’était pas un seul superflic mais toute l’équipe d’un commissariat de Stockholm. Et ces passionnantes enquêtes rééditées aujourd’hui par les éditions Rivages étaient le prétexte à une critique de gauche du fameux modèle suédois. Oui, il y eut une époque où certains trouvaient que ce pays social-démocrate et profondément égalitaire n’allait ni assez vite ni assez loin.
Mieux que le guide du Routard
C’est aussi pour cela qu’il faut aimer le roman noir, d’ailleurs, et en général la littérature de genre, bonne ou mauvaise : elle est profondément politique, même malgré elle, et elle renseigne mieux que le guide du Routard (ce n’est pas difficile, me direz-vous) sur les mœurs, les paysages, les habitudes, la vie quotidienne…
Alors, pourquoi pas ce gros thriller de Jo Nesbo, Le Léopard, publié au début de l’année, même si ses 760 pages qui vous font risquer l’excédent de bagages à l’aéroport, pour comprendre comment Anders Behring Breivik a pu apparaître dans ce monde-là, à ce moment-là ?
Ce sera toujours moins ennuyeux que les analyses autorisées des spécialistes, ces mêmes spécialistes qui, dans les premières heures, accusèrent évidemment les usual suspects du terrorisme – les musulmans.
Le Léopard de Nesbo ne raconte rien de très original, en apparence en tout cas. Un tueur en série s’attaque à des jeunes femmes et assassine même une parlementaire qui fait son jogging. On découvre au passage que dans les pays heureux, ceux qui redistribuent très équitablement les richesses produites, les hommes politiques n’ont pas besoin d’une armada de gorilles surarmés pour les protéger.
Les patrons non plus, d’ailleurs : l’enquête sur ce tueur, qui se révèle davantage un assassin rusé masquant un plan concerté derrière une apparente folie, conduit Harry Hole, un flic à la fois usé et tenace, dans la haute société d’Oslo. Ces pages sont tout à fait révélatrices : les Norvégiens riches ne vivent pas dans des quartiers sécurisés, ils ne semblent pas attirés par les grosses cylindrées et n’ont pas besoin d’une domesticité nombreuse. Comme quoi on peut être riche et sujet d’une monarchie pétrolière sans pour autant sombrer dans le bling-bling. On peut même, au contraire, estimer que le comble du luxe est un chalet sans électricité dans une région montagneuse au nom imprononçable qui rend fou les correcteurs orthographiques.
Comme pour marquer le contraste avec la Norvège, Jo Nesbo amène son flic sur une fausse piste au Congo-Zaïre, pays miné par une guerre civile permanente. L’horreur particulièrement élaborée des crimes commis par le tueur qu’il traque lui apparaît alors comme ce qu’elle est : une monstrueuse exception en Norvège qui est la règle ailleurs dans le monde. Hole comprend que ce tueur est un symptôme, voire le signe annonciateur de la généralisation de la guerre de tous et d’une brutalisation[1. On emprunte ce néologisme à l’historiographie récente qui décrit le caractère inédit de la violence durant la Grande Guerre.] toujours plus forte.
Fausses pistes
Ainsi, le principal suspect, ancien mercenaire devenu homme d’affaires, ne peut pas ne pas évoquer prophétiquement la silhouette de Breivik, prédateur dont le mobile peut aussi bien être l’appât du gain que le fantasme d’une invasion « multiculturelle ». Invasion à laquelle Jo Nesbo, qui n’a rien d’un écrivain particulièrement engagé, comme l’était par exemple l’auteur de Millénium et qui décrit minutieusement la Norvège d’aujourd’hui, ne fait pas allusion une seule fois…
Une dernière chose : que le lecteur potentiel ne soit pas affolé par la taille de ce formidable thriller. Le Léopard n’a pas cette manière anglo-saxonne de vouloir faire « gros » donc sérieux en rajoutant artificiellement cent pages sur le fonctionnement d’un sous-marin et cent autres pour décrire l’organigramme de la police ou les différentes façons de chasser le phoque. L’épaisseur est justifiée par une intrigue qui multiplie les fausses pistes jusqu’à la fin, égarant le lecteur dans le monde de plus en plus incertain, voire indécidable qui est devenu le nôtre ici et maintenant.
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