Le baromètre annuel réalisé par Kantar Public sur l’image du Rassemblement national confirme la banalisation du parti de Marine Le Pen. Mais, c’est tout comme si on regrettait que ce parti politique souhaite rejoindre l’arc républicain et parachever sa dédiabolisation. Comment l’expliquer?
Laissons de côté la perspicacité habituelle de notre Première ministre : « Je ne crois pas à la normalisation du RN ». Elle invite à « ne pas opposer les arguments moraux et programmatiques » alors qu’elle ne sait user que des premiers dont le président de la République pourtant, il y a quelque temps, avait dénoncé l’inefficacité. Négligeons aussi les éditoriaux du Monde qui, avec une casuistique dans laquelle on se perd, vantent pour pourfendre la montée du RN les argumentations des ministres qui précisément en sont responsables.
Dénonciation paresseuse
Acceptons le pessimisme justifié de cette analyse sur le comportement du président de la République face au RN : « Il cherche toujours la parade »1. Consentons à cette vision désespérée de la gauche qui reste « les yeux ronds face à l’extrême droite (…) Les partis de gauche peinent à trouver une réponse politique aux idées nationalistes et populistes du RN »2. L’essentiel n’est pas là, dans cette dénonciation paresseuse du RN, qui qualifie d’irrésistible son élan, alors qu’à l’évidence il pourrait être résistible sur les plans social, politique et régalien. L’essentiel est ce séisme que le baromètre annuel pour Le Monde et France Info a fait surgir. En effet, pour la première fois depuis 1984, les Français sont les plus nombreux à considérer que le parti peut participer à un gouvernement, et ne représente pas un danger pour la démocratie.
Il me semble que nous n’avons pas besoin de politologues pour expliquer ce basculement entre un RN perçu comme inquiétant et irresponsable, vers un parti et un groupe parlementaire qui, même s’il ne s’agit que de l’apparence, se tiennent globalement correctement dans le débat démocratique. En tout cas sans craindre la moindre comparaison avec LFI et son leader d’autant plus présent avec ses tweets dévastateurs qu’il est hors de l’Assemblée nationale.
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Soutenir que depuis la mort de Nahel (deux refus d’obtempérer en un trait de temps, le 27 juin), « le débat politique est saturé par les thèmes chers au RN » est réducteur et laisse croire que les problèmes d’autorité, de sécurité et de justice sont conjoncturels. Alors que depuis longtemps, avec l’importance évidente de l’immigration non contrôlée dans beaucoup de nos crises et tragédies, le RN a anticipé la lucidité à peu près collective d’aujourd’hui. Ceci est admis par ses adversaires de bonne foi. Mais on se souvient tous de la période où Jean-Marie Le Pen, quoi qu’il dise, était démonisé. Et donc la France a pris du retard !
Les Français n’écoutent plus les leçons de morale depuis longtemps
Face à cette focalisation déjà ancienne sur la délinquance et les fléaux désespérant la France, il ne serait pas honnête de faire l’impasse sur l’aveuglement des politiques classiques de droite comme de gauche. Les premières trahissant sans vergogne leurs engagements de campagne, les secondes considérant que la société est responsable de tout et que les prisons sont à vider.
Un autre point n’est pas étranger à ce regard nettement moins sévère des Français. Les leçons de morale que les partis classiques se croient légitimes à dispenser au RN sont sans le moindre effet sur son influence qui au contraire s’accroît. Mais surtout elles conduisent le citoyen à questionner la fiabilité et l’éthique de ces censeurs qui se facilitent leur tâche en se qualifiant de « républicains » ou en se situant dans « l’arc républicain ». Les flèches qu’ils tirent contre le RN leur font plus de mal qu’à leur victime désirée.
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Pourquoi, face à ces ressorts purement politiques, décrivant un phénomène, y a-t-il encore seulement des indignations morales frappées d’une sorte de pauvreté argumentative ? Ou, pire, d’une volonté masochiste de faire croire que le présent est lourd des horreurs d’hier et que les évolutions décisives du RN (avec l’impact familial qu’on connaît) sont un simulacre ? Pourquoi cette envie de nier ce qui collectivement crève les yeux et les esprits ? Parce que se priver de ce bouc émissaire réflexe, à l’égard duquel on croit n’avoir besoin d’aucune inventivité polémique, politique et intellectuelle, serait insupportable ?
Ne leur enlevez pas la haine de la bouche!
Pourtant – et en ce sens le titre de ce billet n’est pas une provocation – l’acceptation sans la moindre complaisance de la métamorphose largement engagée du RN aboutirait à coup sûr à une pacification au moins formelle du climat républicain et n’augurerait pas d’une victoire de Marine Le Pen au second tour de 2027 : je maintiens qu’elle sera battue pour une troisième et dernière fois sauf si la cynique dérive clientéliste de Jean-Luc Mélenchon, appelant le vote des cités et rameutant les abstentionnistes, le fait advenir dans le débat final. Et, à cette condition seulement, Marine Le Pen l’emportera. Elle représentera, sur le plan des idées et de la personnalité, un moindre danger que lui.
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Reste que je ne parviens pas à m’accommoder de ce refus face à la « normalisation » du RN, validée par une majorité de Français. Je n’aurais pas le désir saugrenu, écoutant Fabien Roussel, de douter de l’évolution du Parti communiste en le renvoyant au pire de son Histoire et de ses dépendances. Et en l’accablant parce que quelques nostalgiques du stalinisme (maladresse ancienne de Roussel sur ce plan !) existent encore dans ses rangs. Pour la France, je me félicite plutôt de ce changement. Pourquoi cette objectivité est-elle inconcevable avec le RN ? Parce que son authentique normalisation, à poursuivre encore, est une honte pour certains : elle leur enlève la haine de la bouche.