Le 19 avril, la direction de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm a fait évacuer par la police une douzaine d’étudiants de cette école qui occupaient le bureau de la directrice et la bibliothèque de ce prestigieux établissement.
Cette action militante était organisée par une poignée de « néo-maos » pour appuyer les « précaires » de la cantine de l’École, en grève depuis plus de trois mois pour exiger leur titularisation. Nous voilà donc revenus au temps où les disciples de Louis Althusser transformaient la rue d’Ulm en « base rouge », saccageaient le monument aux anciens élèves morts des deux guerres et s’apprêtaient à plonger au cœur du prolétariat en allant « s’établir » dans les lieux d’exploitation de l’homme par l’homme.[access capability= »lire_inedits »]
Badiou a succédé à Althusser comme gourou d’une jeunesse aussi avide de savoir que de victoires symboliques contre le néo-libéralisme, incarné localement par Monique Canto-Sperber, directrice de l’École depuis 2005.
L’épisode des maos des années 1970 relevait déjà de ce bégaiement de l’Histoire, évoqué par Marx, dégradant en comédie le mimétisme d’une tragédie antérieure. Certains de ses protagonistes en ont très bien parlé[1. Jean-Claude Milner, Olivier Rolin et Morgan Sportes, parmi d’autres…]. Le bégaiement d’un bégaiement transforme une comédie en farce, et c’est pourquoi, dans un souci de sauver cette belle jeunesse du ridicule, je me permets de lui faire quelques suggestions pour sortir du mauvais pas où elle s’est fourrée.
Les conditions de vie et de travail des précaires de la cantine sont, certes, déplorables. La compassion éprouvée à leur égard par l’avant-garde des étudiants progressistes témoigne d’un haut degré de moralité de cette dernière.
L’implacable RGPP (Révision générale des politiques publiques) place Mme Canto-Sperber face à un cruel dilemme : si elle demande des postes d’agents titulaires pour la cantine et le ménage, cela fera autant de postes d’enseignants ou de bibliothécaires en moins….
Il y a pourtant une mine de postes de fonctionnaires dans lequel il serait très facile de puiser, si nos néo-maos à keffieh étaient conséquents.
Dès leur entrée dans les ENS, les heureux reçus passent du statut d’étudiant à celui d’élèves-professeurs. Cela leur vaut quelques avantages, comme un logement à bas prix dans l’un des quartiers les plus huppés de Paris, une cantine bon marché et un traitement mensuel se montant à environ 1300 euros net. Dans aucun pays comparable à la France, on ne constate une telle disparité entre les étudiants dits d’élite et les étudiants « ordinaires ». À Harvard, Oxford ou Tübingen, universités sélectives s’il en est, le soutien public ou accordé par des fondations est réservé aux brillants sujets issus de milieux défavorisés. Or, le recrutement actuel des ENS révèle que, dans leur grande majorité, les élèves reçus sont issus de familles appartenant aux classes supérieures ou moyennes-supérieures, de l’aristocratie du pouvoir ou du savoir. Ils ont certes mérité, par leur intelligence et leur travail, qu’on leur offre les meilleurs professeurs, les meilleurs laboratoires, des voyages d’étude au bout du monde. Mais pourquoi leur conférer le statut de fonctionnaires avant qu’ils soient en mesure de contribuer au service de la collectivité ? L’argument selon lequel le traitement versé pendant leur scolarité est la contrepartie d’un engagement à servir l’Etat pendant dix ans (en fait sept, car le temps passé à l’École est compté) se révèle fallacieux : très rares sont aujourd’hui les normaliens frais émoulus qui vont, comme jadis, enseigner dans le secondaire au fond des provinces de France et encore moins dans les zones dites « sensibles ». Ils font, pour la plupart, une thèse dont le temps d’élaboration est décompté de leur engagement. Enfin, on ne voit pas bien qui, en dehors de l’Etat, est en mesure aujourd’hui d’assurer l’avenir professionnel de philosophes, d’historiens, de spécialistes pointus des langues anciennes ou des mathématiques fondamentales…
Alors, chers néo-maos de la rue d’Ulm, encore un effort pour être révolutionnaires ! Vous avez jusqu’au 4 août prochain pour brûler vos bulletins de salaire dans la Cour aux Ernests[2. Cour centrale de l’ENS de la rue d’Ulm. Les « Ernests » sont , dans le jargon normalien, les poissons rouges du bassin de cette cour introduits par l’ancien directeur Ernest Bersot] ![/access]
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