Où qu’il se trouve à présent, notre ami Philippe Muray reste le meilleur chroniqueur de la kafkaïsation de l’Europe. Les Irlandais ne s’y sont pas trompés, qui avaient certainement relu Moderne contre Moderne (Belles Lettres, 2005) avant le référendum :
« De quelque manière qu’on le prenne, le non était plus drôle que le oui. Certes pas le non défendu par les représentants officiels du non, mais le non offert comme une tentation aux électeurs d’en bas aussi bien que d’en haut et même du fond du couloir. Le non comme occasion de rire un bon coup en voyant s’écrouler le château de cartes des notabilités du Juste Milieu, se dégonfler des représentants qui ne représentent plus personne, se fracturer des médiatiques à têtes de logiciel, se lézarder les idoles du cercle vertueux. Le non comme plaisanterie radicale par rapport à un oui tellement sûr de gagner qu’il avait même condescendu à jouer une dernière fois au jeu du oui-ou-non comme on joue avec le feu.
En fin de compte, le non avait été proposé aux Français un peu à la manière dont le Dieu de la Bible laisse à la portée du premier homme, dans le Jardin d’Eden, la possibilité de pécher : en escomptant bien qu’il n’usera pas de cette possibilité. On connaît la suite ; et comment Adam et Eve, dans le dos de Dieu, abusèrent de cette liberté qui leur avait été octroyée. Des milliers et des milliers de pages de théologie découlent de cet épisode originel fracassant qui vit l’usage de la liberté se transformer en péché, et l’exercice de celui-ci devenir tout bonnement l’histoire humaine. C’est ce qu’on appelle le problème du Mal et on n’a toujours pas fini de l’interroger.
Mais les infortunés pèlerins du oui européen sont de bien trop petits démiurges pour qu’on les assimile si peu que ce soit au Créateur (qui dispose d’ailleurs toujours de la grâce pour effacer ce péché). N’empêche que c’est bien un Paradis, si dérisoire soit-il, qu’ils ont voulu fourguer aux électeurs, c’est-à-dire un monde sans dualité structurante, sans conflit, un monde sans non. A quoi les électeurs ont préféré, par leur non, recréer de l’extériorité, de la relativisation, du « désordre » par rapport à un ordre idéal et imposé. Ce désordre ne vaut guère mieux que l’ordre sans alternative qui s’offrait aux suffrages, et il n’est certes pas le recommencement de l’Histoire (ni la renaissance de la France), mais il procède de quelque chose qui a partie liée avec la farce, ce dont ne relevait certes pas le oui macéré dans la pompe et dans l’angélisme (et tourné maintenant à l’aigre, à la haine et au mépris pour ceux qui ont osé voter non). Décidément, quel que soit l’angle sous lequel on le regarde, le non est plus drôle que le oui. Ce n’est pas grand-chose. C’est déjà mieux que rien. C’est en tout cas bien mieux que oui. »
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