De la paresse du touriste…
Dans le numéro 62 de L’Atelier du roman, si bien animée par Lakis Proguidis et chère à notre regretté Philippe Muray, Jean Levi a donné une formule excellente pour qualifier le touriste : « Il est là, dit-il, pour s’assurer de la conformité de ce qu’il voit avec les cartes postales ». Le touriste ne flâne pas, ne rêve pas, ne vient pas voir les monuments d’une ville, les lieux-dits fameux, les plages d’Epinal toujours ensoleillées, non ; il vient s’assurer qu’ils sont bien à leur place, tels que les guides les ont indiqués. J’ajouterais volontiers que, à l’image de ces personnes qui, souffrant de troubles obsessionnels compulsifs, ne peuvent tenir leur esprit en paix tant qu’ils n’ont pas vérifié que les objets sont bien là où ils voudraient qu’ils soient, le touriste cherche à se rassurer. Ainsi pourrait-on définir l’homme contemporain par ses maladies, là où notre société y voit les signes de sa bonne santé : sourire faussement épanoui de ces hordes, en faction devant Notre-Dame, en génuflexion devant la Joconde, en pamoison moite sur les plages, l’été ! Bonne santé, crie notre société, travailleurs cherchant la culture, le loisir, un repos mérité, tandis qu’il n’est qu’obligatoire et dirigé. Nous voici tels que nous sommes : hommes malades, toqués, esprits fébriles et compulsifs, prenant à toute allure des photos de la pyramide du Louvre sans même y avoir jeté un coup d’œil : la photo sert de truchement unique, définitif à notre regard ; photo prise, aussitôt numérotée dans le compteur électronique de notre appareil numérique, bientôt rangée, sur le disque dur d’un ordinateur et vite oubliée.
Mais le touriste, animé par la volonté de vérifier la conformité de ce qu’il voit avec les cartes postales a franchi un pas supplémentaire dans sa maladie lorsque, en matière de cartes postales, il prétend fabriquer les siennes propres : on dirait que le monde réel n’existe littéralement plus s’il n’est redoublé par son propre cliché. Qu’est-ce qu’une photo ratée, pour le touriste, sinon celle qui ne propose pas un double éloignement d’avec la chose vue, celle qui ne ressemble pas assez à la carte postale que, à dix mètres de là où l’on mitraille, on pourrait acheter ? Un pas supplémentaire et un pas définitif, peut-être : si le cliché personnel, la carte postale redoublée, imitée est nécessaire, c’est qu’il faut à notre homme malade le témoin imparable de la réalité de ce qu’il venait voir : lui-même, sa femme, sa fille, son chien, pris en photo devant le monument, homo narcissus apparaissant au premier plan sur la carte postale, et reléguant les murs célèbres au rang de simple décor.
… à la paresse de Bégaudeau
Cependant, il est une autre forme de tourisme qu’on ne doit pas négliger : cette paresse intellectuelle qui nous incite bien souvent à tenir pour acquises des idées jamais par soi-même vérifiées et qui dans notre bouche deviennent de simples opinions ; cette même paresse qui nous dirige, plutôt que vers les textes sources, vers les commentaires qui en ont été fait. Ainsi lisons-nous ou pensons-nous souvent avec ce regard, cette pensée de seconde main qu’a si souvent dénoncée un George Steiner dans son oeuvre. Et les textes, les grands textes, que nous lisons si peu, sont devenus pour nous de simples prétextes à faire les malins.
C’est à ce genre de paresse qu’a succombé par exemple un François Bégaudeau, dès lors que, cherchant à dire quelque chose au sujet de Georges Bernanos, il s’est contenté d’affirmer que l’auteur du Journal d’un curé de campagne était un antisémite ayant écrit quelques bons romans. L’imbécile, le paresseux, le moderne ; le touriste, qui relègue le grand écrivain au second rang pour prendre la pause, au premier : si Bégaudeau n’avait que cela à dire de Bernanos, il aurait dû se taire. Mais non, on cherche à faire le malin, comme d’habitude ; on se complait dans le tourisme intellectuel ; on vérifie en une ou deux phrases lapidaires que les cartes postales littéraires, les clichés erronés sont bien à leur place, là, dans le grand fatras contemporain. Bernanos, antisémite ? Imbécile, imbécile de Bégaudeau, qui n’a sans doute jamais pris la peine de lire plus de dix lignes du grand écrivain ; qui a dû se réveiller, en plein cours de littérature, à la fac, au nom de Drumont, accolé au Grand d’Espagne, et puis se rendormir, d’un bon sommeil dogmatique. Imbécile, qui n’a jamais vu que Bernanos fut un de ceux qui ne se déshonora pas, pendant toute la période du nazisme ; un des seuls qui vit clair en Hitler et le jugea pour ce qu’il était.
A l’heure où les éditions du Castor Astral ont pris cette heureuse initiative de rééditer toute l’œuvre de Georges Bernanos, il est certain qu’un Bégaudeau n’en profitera pas pour réviser ce qu’il croit être un jugement et qui n’est qu’une opinion mille fois rabâchée : Bernanos restera pour lui un écrivain de la France d’avant, la France du passé, moisie, réactionnaire. La France qui n’aurait plus rien à nous dire, qu’il faudrait regarder mourir. Bégaudeau, non, ne lira pas L’Imposture, paru il y a quelques jours à peine et dont Juan Asensio a composé la préface.
Actualité de Bernanos contre vanité de Bégaudeau
Parfois, j’avoue que dans mes cauchemars j’imagine que Bégaudeau et l’esprit contemporain dont il est un des laquais ont eu gain de cause. L’Imposture, cette histoire, me dis-je dans mes pires cauchemars, elle ne dira plus rien à un lecteur d’aujourd’hui, plus rien à un Bégaudeau ou un autre, tout entiers occupés du monde contemporain, qui vivent dans cet esprit qui dit toujours : avant moi et après moi le déluge.
Quelles réactions pourrait-elle susciter, cette pauvre histoire, sinon l’indifférence ou le mépris ? Chrétien, en France, aujourd’hui ? Le bien, le mal, la sainteté ? Quelque temps après la parution de Ce n’est pas la pire des religions, le livre qu’il écrivit avec Jean-Marc Bastière, j’ai eu l’occasion d’échanger deux ou trois mots avec François Taillandier. L’accueil fait à ce livre, dans lequel le romancier avouait son retour – pour aller vite – au christianisme ? Indifférence, silence gêné et poli, dans les cercles littéraires.
Et pourtant, un roman comme L’Imposture a beaucoup à nous dire parce que, comme nombre de grands romans, il anticipe nos propres réactions, notre propre monde. Lire ce deuxième roman de Bernanos, ce peut être alors se regarder dans un miroir, fût-il très désagréable. Car des personnages comme l’abbé Cénabre, nous en connaissons beaucoup. Cénabre, c’est peut-être ce curé parisien, rencontré il y a quelques années par un de mes amis et qui lui avouait qu’il continuait à exercer son ministère tout en ayant perdu la foi ; c’est peut-être cet autre prêtre mondain, que l’on voit à la télévision ; peut-être encore le critique littéraire qui s’acharne à percer le secret d’une œuvre, comme le prêtre imposteur se penche sur la sainteté en vain, sans jamais la comprendre et secrètement la hait ; Cénabre, ce sont tous les ressentiments intellectuels, la passion que nous mettons à écraser l’autre, en prétendant avoir toujours le dernier mot ; Cénabre, c’est peut-être cette partie de l’Eglise qui persécute les saints, comme en témoigne la vie de Padre Pio, en Italie ; c’est encore chacun des chrétiens qui, selon l’expression de Bernanos, alors qu’on les imagine triomphants, vivent 24 heures de doute et quelques instants de foi ; c’est peut-être chacun de nous, chez qui le sens métaphysique est désormais presque aboli et qui ne regardons qu’en ricanant tous ceux qui prétendent avoir la foi, cette vieillerie.
Et Chevance, ce pauvre Chevance ? Chevance c’est ce pauvre sur la tête de qui les bourgeoises du 6e arrondissement marchent chaque jour, parce qu’elles ont aux pieds des chaussures qui seraient pour lui un salaire ; c’est ce clochard devant qui vous, moi, ne trouvons à penser rien autre qu’il sent bien mauvais, qu’il est une bien misérable et horrible chose, comme il arrive justement à Cénabre, une nuit, après qu’il a perdu la foi ; c’est Julien l’Hospitalier, raconté par Flaubert, capable de se coucher tout du long sur un lépreux pour le réchauffer ; c’est encore sans doute cet esprit évangélique qui prétend faire passer l’autre avant soi, cet esprit perdu dont chaque jour donne sa parodie dérisoire, et jusque dans les actions les plus anodines: cet escalier du métro par exemple, à la station Chatelet, escalier étroit qui ne laisse le passage qu’à une seule personne à la fois. Alors, que se passe-t-il toujours ? Ce spectacle ridicule dans lequel personne ne veut céder sa place, la première cela va de soi et on descend par deux, énervés, avec l’espoir de doubler son rival. Absurde et inutile, puisque nous irions tous plus vite si nous faisions la queue. Après vous madame.
Mais rêvons un peu : rêvons qu’un Bégaudeau ou un type qui lui ressemble lise une bonne fois Bernanos. Je ne sais plus quel auteur disait que lire de nombreux écrivains contemporains c’était éprouver cette impression désagréable : découvrir ces voix qui donnent l’impression que personne ne nous parle. En lisant Bernanos, c’est précisément l’impression contraire qu’il nous arrive d’éprouver, souvent : l’impression qu’une voix s’adresse directement à nous, une voix bien nette et qui nous interroge, face à face.
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