« Pas besoin de sabres, les gourdins suffiront pour ces chiens de Français. » En cet automne 1806, Frédéric-Guillaume III de Prusse n’a aucun doute. Allié à la Russie, la Suède, la Saxe et au Royaume-Uni, il ne peut envisager que ces royaumes ne puissent faire rendre gorge à l’usurpateur corse, qu’il défie. Mais celui-ci, « provoqué par une audace qui demande vengeance » pénètre en Prusse. Le 14 octobre à Iéna, il anéantit l’armée prussienne. Cette Prusse dont on disait que ce n’était pas un État qui avait une armée, mais une armée qui avait un État, est à genoux. Des penseurs tels que Fichte, Hegel et Clausewitz comprennent que c’est la fin d’un monde. Un nationalisme allemand réformateur et francophobe va émerger de cette défaite, pour aboutir d’abord à la victoire de Leipzig le 16 octobre 1813, « la bataille des nations », qui ne voit plus les souverains s’affronter, mais les peuples. Les Européens ont compris la leçon de la révolution française. Napoléon, à bout de souffle, ne se remettra jamais de cette défaite, contraint à l’abdication l’année suivante. Il y aura plus tard une autre défaite française en 1871 dans une guerre voulue par Bismarck même si elle fut déclenchée par un empereur faible et malade influencé par sa femme. Le 18 janvier 1871, le chancelier de fer fait proclamer le Reich État-nation territorial dans la galerie des glaces de Versailles. Iéna est vengé. Une position géographique en Europe centrale et le complexe d’une unification tardive par rapport à la France et l’Angleterre nourriront la volonté de puissance allemande.
Des débats sans fin ont eu lieu sur les responsabilités dans le déclenchement de la Première guerre mondiale. S’il est difficile de contester que la France n’a pas fait grand-chose pour l’éviter, l’Allemagne en fut l’initiatrice. Il suffit pour cela de se reporter aux buts de guerre formulés par le monde économique germanique soutenu par l’armée. On connaît la suite : l’erreur stratégique de Clémenceau et de Foch refusant d’envahir l’Allemagne et le traité de Versailles humiliant une nation qui n’avait pas le sentiment d’avoir perdu la guerre. Le nazisme qui bénéficia après l’arrivée au pouvoir d’Hitler d’un soutien populaire massif, jusqu’à la fin parce qu’il reprenait à son compte tous les délires de l’impérialisme et du nationalisme allemand. Les Américains qui ne voulaient pas d’une grande puissance allemande impérialiste au cœur de l’Europe l’avaient si bien compris que le secrétaire d’État Morgenthau avait été chargé en 1942 par Roosevelt d’élaborer un plan pour l’Allemagne d’après-guerre qui prévoyait tout simplement une désindustrialisation totale et un retour à la vie agricole et pastorale… L’Allemagne y échappa pour cause de guerre froide. Les États-Unis avaient besoin d’un allié sûr dans cette partie du monde.
La chute du mur de Berlin rebattit les cartes, Helmut Kohl prenant tout le monde de vitesse en enclenchant la réunification. La dynamique eut raison des réticences de Margaret Thatcher et de François Mitterrand. Celui-ci connaissait l’Histoire et les qualités de ce pays et de ce peuple. Il voulait protéger l’Europe d’une trop grande puissance allemande. Il pensa l’arrimer en proposant la monnaie unique, ce que l’Allemagne ne pouvait pas refuser. Elle ne refusa pas, mais imposa des conditions qui firent que cette monnaie unique n’était pas autre chose qu’un Mark rebaptisé. On connaît la suite de l’histoire, l’énorme effort du coût de la réunification allemande, les réformes de Schroeder, l’élargissement de l’UE, les calamiteux traités de Nice et de Lisbonne, la crise de 2008 et ses conséquences. L’Allemagne est aujourd’hui la puissance qui gouverne l’Europe. Et qui ne se cache même plus. Rappels à l’ordre humiliants à la France « mauvais élève ». Bras d’honneur aux Anglais avec la nomination de Juncker. Pantalonnade pour la nomination de l’ectoplasme Moscovici, commissaire à l’économie de l’UE. Nos amis allemands sont vite contrariés si on ne leur obéit pas.
Et maintenant, l’activisme sans vergogne d’Angela Merkel dans la crise ukrainienne. Pour l’instant, il vaut mieux d’ailleurs, compte tenu de l’amateurisme américain, de la vacuité de la politique étrangère française, et de l’absence d’une diplomatie européenne. Alors, faut-il se poser la question, l’Allemagne a-t-elle acquis par l’économie ce qu’elle n’avait pu obtenir par les armes ?
Regardons une carte. On y voit l’Allemagne placée au centre de l’Europe entourée d’États faibles à l’ouest. À commencer par la France, qui fut pourtant longtemps le seul contrepoids à la puissance allemande et le seul facteur capable de l’empêcher de céder à ses penchants. Les pays du Sud sont à la dérive sur le plan économique. Affligés d’un chômage de masse en particulier dans la jeunesse. Ce qui permet de récupérer une main-d’œuvre hautement qualifiée qui est contrainte d’aller tenter sa chance au cœur de l’empire. À l’est, des pays encore pauvres mais à la population bénéficiant d’un haut niveau d’éducation, réussite du système d’avant. L’Allemagne aurait une démographie trop faible ? Et alors ? C’est désormais un pays de rentiers, qui profite de la jeunesse des autres. Et qui n’a pas d’effort militaire à faire pour garantir sa prospérité. Les Américains s’en occupent. Les indicateurs économiques de cette zone contrôlée par l’Allemagne en font une véritable puissance.
Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de reprocher aux Allemands de défendre leurs intérêts. De souhaiter être prospères et influents sur le plan politique. Surtout quand ce sont les autres, et en particulier la France, qui se sont laissé installer dans cette situation seconde. Le problème c’est qu’avec eux, on a déjà donné. Et que l’actualité récente peut amener à s’interroger.
Tout d’abord, est-ce que les peuples des pays qui souffrent vont accepter longtemps de travailler pour le roi de Prusse ? Est-ce que la crise sociale n’est pas grosse de danger ? Cette Europe allemande dont ne veulent pas les peuples est-elle si solide ?
La crise ukrainienne ensuite. Avoir voulu profiter d’un mouvement populaire contre la corruption, l’avoir dévoyé, avoir fomenté un putsch avec des forces parfaitement suspectes, s’être livré à des provocations vis-à-vis d’une puissance convalescente et particulièrement nerveuse dès lors qu’il s’agit de sa sécurité est quand même étrange. En semblant oublier que la Russie, certes puissance économique de second ordre de 145 millions d’habitants (moins que le Japon), possède quand même un arsenal nucléaire. Qui a manipulé qui ? Qu’est-ce que les Américains ont été faire dans cette galère en prenant le risque d’une escalade alors même qu’ils sont confrontés dans le Pacifique, en Amérique latine au Moyen-Orient, a d’autres soucis. L’OTAN ? Et quel rôle a joué l’Allemagne ? Car Berlin a été actif, et l’est toujours. La France ne fait rien, si ce n’est dans la surenchère symbolique et le relais d’une propagande déshonorante. Il est quand même inquiétant, que cette crise déclenchée par la reconnaissance du putsch par l’UE, se déroule sur ce que Timothy Snyder a appelé « les terres de sang » dans son livre publié il y a deux ans. Des terres où se sont déroulés les grands massacres entre 1930 et 1945. Des terres où, depuis toujours, Allemands et Russes se sont affrontés. D’ailleurs, peut-être vont-ils finir par faire comme ils savent, se partager l’Ukraine. Aujourd’hui, ce serait probablement la moins mauvaise solution.
Il y a enfin la question des États-Unis. Comme le dit Gil Mihaely l’organisation du monde n’est pas une démocratie égalitaire. C’est un système médiéval. Nous appartenons à une zone dont le suzerain est l’Amérique. Cette remontée en puissance de l’Allemagne, que Washington refuse depuis un siècle, ne peut la satisfaire. République impériale en déclin, ses intérêts rentrent déjà en contradiction avec ceux de l’Allemagne. Je préférerais que mon pays n’ait pas à faire allégeance à un suzerain, mais s’il me fallait quand même choisir, je préférerais l’Amérique à l’Allemagne.
En 1944, de Gaulle fit un voyage en Union soviétique. Il fut conduit sur le théâtre de la bataille de Stalingrad. Devant ses interlocuteurs il eut cette réflexion à voix haute : « Quel grand peuple ! ». Molotov pensant qu’il parlait des soviétiques se rengorgea. De Gaulle reprit : « Non non, les Allemands, d’être arrivés jusque-là ».
Quel peuple en effet.
*Image : wikicommons.
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