Il y a bientôt trente ans, un philosophe et cinéaste du siècle dernier, amateur de vin naturel et suicidé dans une campagne isolée remarquait : « Elle est devenue ingouvernable, cette « terre gâtée » où les souffrances se déguisent sous le nom d’anciens plaisirs ; et où les gens ont si peur. Ils tournent en rond dans la nuit et ils sont consumés par le feu. Ils se réveillent effarés, et ils cherchent en tâtonnant la vie. Le bruit court que ceux qui l’expropriaient l’ont, pour comble, égarée[1. Guy Debord, In girum…]. »
Le bruit est devenu une certitude pendant ces trois décennies qui se concluent cette saison-ci par un effondrement inéluctable de la société spectaculaire-marchande que seuls nient avec un acharnement autiste quelques commentateurs ultralibéraux et médiatiques qui ont fait pendant des années passer leur propagande pour de l’information. Le keynésianisme soudain de Sarkozy, la mutité inhabituelle du Medef, les plans de relance des banques centrales aussi tragiquement inefficaces que les charges de nos poilus pendant l’offensive Nivelle, tout cela indique bien la fin d’une civilisation. On ne la pleurera pas : comme le disait notre philosophe dyspeptique, ce qu’elle nous a volé, elle a eu en plus la bêtise de le perdre et la bêtise n’a jamais suscité de nostalgie.
Pour ceux qui se demanderaient ce qui a été volé, on pourra leur répondre : à peu près tout. Celui qui croyait au capitalisme a perdu son argent et celui qui n’y croyait pas a perdu une planète, avec ses saisons, ses îles, ses oiseau dans le ciel et ses animaux sur la terre. Il paraît que ces trente ans nous ont rendus globalement plus riches et ce globalement n’est pas sans me rappeler celui du camarade Marchais qualifiant le bilan des pays de l’Est. Si nous avons été plus riches, c’est surtout en cancers environnementaux, dépressions nerveuses, nourritures toxiques, crispations ethniques et peur généralisée dans le monde du travail.
C’est donc avec un certain plaisir que nous voyons le Léviathan un genou en terre, contemplant son Mane Thecel Phares[2. Mane, Thecel, Phares : « Tes jours sont comptés ; tu as été trouvé trop léger dans la balance ; ton royaume sera partagé. » Cette inscription apparaît sur le mur alors que Balthazar, le dernier roi de Babylone, fait servir dans les vases enlevés au temple de Jérusalem au cours d’une orgie.], s’écrivant en lettres de feu sur les murs de Wall Street.
Tout le problème est maintenant de savoir par quoi remplacer le monstre. L’auteur de ces lignes aurait tendance à croire que le mieux serait une bonne vieille appropriation collective de ce qui reste des moyens de production, une redistribution équitable organisée temporairement par un Etat fort qui dépérira naturellement ensuite pour que nous vivions enfin dans un monde où, comme disait l’autre, le libre développement de chacun sera l’unique condition du libre développement de tous. Mais enfin, je ne veux obliger personne à vivre dans une société réellement socialiste, bien que moi on m’ait obligé depuis ma naissance à vivre dans une société réellement capitaliste. C’est à cela qu’on pourra remarquer mon tempérament peu rancunier.
Il est vrai qu’il n’y a pas beaucoup d’autres solutions et que celle qui est à la mode en ce moment, la décroissance, a de quoi faire un peu peur. Pour ceux qui lisent le journal mensuel du même nom (La Décroissance), ils pourront se faire une idée de ce que nous préparent ces scouts de l’apocalypse. Une manière de société villageoise (or le village est le lieu de l’enfermement endogame, de toutes les superstitions, ragots, incestes et espionnages mutuels) avec convivialité obligatoire. La solitude sera suspecte, tout comme traîner sous la douche avec l’être aimé plus de cinq minutes car votre histoire d’eau blesserait Gaïa (entendez la Terre comme être vivant). Le décroissant est ennuyeux, voire inquiétant comme toute personne qui veut régir votre vie quotidienne jusque dans les moindres détails. A côté des recommandations des décroissants en matière de nourriture, de transport, d’habillement, d’ameublement, de chauffage, d’enseignement, le Lévitique passe pour un livre punk et cool à la fois.
Certes le décroissant est pétri de bonnes intentions, comme les pavés de l’enfer mais je trouve toujours un peu gênant, d’un point de vue méthodologique, de vouloir commencer la révolution en demandant à des individus de changer leur comportement, et non à des structures, comme si l’ouvrier qui roule dans une bagnole hors d’âge pour cause de pouvoir d’achat anémié devait se sentir coupable de sa pauvreté. Plus coupable en tout cas que le bobo qui rachète sa bonne conscience, exactement comme au temps des Indulgences Papales, avec des cartes de pollueurs-citoyens, dites de « compensation carbone » (grâce à votre don, on fera tourner une usine hydroélectrique chinoise) qu’on peut trouver dans les boutiques Natures et Découvertes. Ces boutiques qui incarnent assez bien, par leurs produits, leur design et leur clientèle, le côté atrocement « sympa » d’un monde peuplé de décroissants lecteurs du Walden de Thoreau, cette bible du totalitarisme soft et vert qui risque d’être notre avenir post-capitaliste. Si nous laissons faire, par trouille et finalement, par une nouvelle résignation à un nouvel ordre des choses…
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !