L’Étranger de Camus est aujourd’hui un jeune homme de 70 ans. Paru pour la première fois en 1942, ce court roman intégralement écrit au passé composé met en scène Meursault, l’antihéros par excellence, l’homme absurde jeté dans un monde qu’il ne comprend pas, ou plus. On lui trouve déjà, dans ces années-là, des petit frères en déréliction comme le Roquentin de La Nausée, Le Feu follet de Drieu, voire le Bardamu de Voyage au bout de la nuit.
Pour fêter cet anniversaire, Futuropolis et Gallimard offrent de ce livre étudié par des générations d’élèves une édition illustrée par José Munoz. L’Étranger est sans doute le plus grand roman de Camus parce que c’est un constat : or, les écrivains sont bien meilleurs dans le constat que dans les solutions. Alors que La Peste a terriblement vieilli, avec ses leçons de morale sur la fraternité, l’engagement, la solidarité, L’Étranger a gardé sa pureté mystérieuse de roman noir qui se refuse à toute démonstration.[access capability= »lire_inedits »] Meursault, indifférent à tout, y compris à lui-même, ira ainsi jusqu’au meurtre dans une manière d’indifférence cotonneuse. Sa figure est d’autant plus angoissante et tristement moderne qu’elle nous ressemble mais, dans le même temps, demeure définitivement opaque.
C’est ce qu’a compris le dessinateur argentin José Munoz. D’où son choix du noir et blanc et ses cadrages évoquant les films policiers américains des années 1940 et 1950. On se croirait parfois dans La Nuit tombe, de Jacques Tourneur, ou dans Quand la ville dort, de John Huston. Il parvient ainsi à faire saisir au lecteur plastiquement, concrètement, ce fameux sentiment de l’Absurde. Certaines images, volontairement décentrées, sont proches d’une abstraction cauchemardesque. D’un dessin à l’autre, nombre de détails sont grossis jusqu’à devenir inintelligibles et les visages ont tous les traits durcis par les contrastes entre l’ombre et une lumière trop crue. Même la sensuelle Marie Cardona, la maîtresse de Meursault, ressemble à une sirène qui se noie quand elle se baigne ou fait l’amour. Munoz, pour ajouter à notre trouble, prête parfois vaguement à Meursault les traits d’Albert Camus, mais d’un Camus dénué de sa belle sérénité photographique d’icône nobélisée. C’est que le dessinateur veut nous amener à l’essentiel : L’Étranger est une manière d’alterfiction dans laquelle Camus utilise la première personne et explore ce qu’il aurait pu devenir lui-même s’il n’avait pas su donner un sens à sa vie d’homme.
Munoz n’a pas oublié que L’Étranger se déroule à Alger sous le signe tragique du solaire, du plein midi qui boit toute la lumière. Dessinée par fragments, la ville restituée par Munoz est un lieu étouffant pour un homme lui-même étouffé. Depuis la célèbre édition du Voyage au bout de la nuit illustrée par Tardi, Futuropolis montre un vrai talent pour révéler des correspondances entre sensibilité graphique et génie littéraire. Bien plus que d’une simple illustration ornementale, il s’agit d’une invitation à revisiter un grand classique.[/access]
L’Étranger, d’Albert Camus, accompagné des dessins de José Munoz (Futuropolis/Gallimard).
*Image: José Munoz
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