L’éditorial de mars d’Elisabeth Lévy
Une victime est née. Et il y a fort à parier que, dans les années qui viennent, elle deviendra la victime princeps, celle qui incarne toutes les autres et les surpasse dans le malheur. Cette victime c’est l’enfant. Après les femmes, le moutard est le nouvel « invisibilisé » de nos sociétés, dixit Libération. On avait plutôt l’impression que, dans les sociétés occidentales, dopées au sentiment et à la consommation, l’enfant était le roi du monde, la cible prioritaire des marchands de tout, le représentant des générations futures devant lequel le boomer-pollueur doit faire repentance, le petit ange qui apprend la vie et l’écologie à ses parents. Apparemment ça ne suffit pas.
SOS Gossophobie
D’accord, les incestes et violences, sexuelles ou pas, commis sur des enfants ne sont pas un sujet de moqueries ou de subtilités rhétoriques. Évidemment. Encore faut-il rappeler que, d’une part, ils sont sévèrement condamnés par la loi et la société et que, d’autre part, ils ne représentent pas la norme, mais sa transgression. Aujourd’hui, personne n’affirmerait publiquement que la sexualité des enfants doit être encouragée – du reste, il paraît qu’elle n’existe pas.
Toutefois, ce n’est pas à cause de ces tragédies que l’enfant gagne le pompon du mal-aimé de l’Occident.
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D’abord, il y a tous ces mioches qui ne sont pas nés, soit parce que leur mère a choisi d’avorter, soit parce qu’il y a des couples trop égoïstes pour se reproduire. Guillaume Peltier, vice-président de Reconquête, est gêné par « tous ces politiques qui n’ont pas d’enfants ». Être parent serait, selon lui, un plus pour gouverner, une garantie de sérieux, « une assurance que la valeur de la transmission passe avant celle de l’ambition ». Penser qu’il faut vivre quelque chose pour le comprendre, c’est renier des siècles d’études et de recherches. Et puis, vu que, depuis des siècles, une immense majorité de nos dirigeants peut se targuer d’une descendance, nous devrions vivre dans le paradis du bien commun, délivrés du cynisme et de l’égoïsme. C’est aussi au nom de ces divins enfants qu’il faudrait écarter par principe l’envoi de troupes en Ukraine. En somme, nos pères se battaient et mouraient pour que leurs enfants soient libres, nous refusons l’idée même de nous battre pour que nos enfants ne soient pas orphelins.
Hormis des benêts gauchistes (fort nombreux il est vrai), personne ne s’oppose à la mise en œuvre de politiques natalistes permettant à tous ceux qui le veulent d’avoir des enfants. Mais si la parentalité devient un devoir civique, une injonction faite aux individus, il va falloir se mettre à jour. Quelqu’un aurait un môme à vendre ou à louer ?
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Il y a plus grave : un nombre croissant de nos contemporains est en proie à une inquiétante pédophobie – ce qui ne veut pas dire « peur des pédophiles ».
Laisse pas traîner ton fils
Dans Le Monde, Jean-Michel Normand constate la multiplication des espaces « no kids[1] ». Oui, il y a des monstres qui, avant de prendre le train ou de réserver un hôtel, s’assurent qu’il n’y aura pas d’enfants. De multiples prestataires, à l’image de ce site appelé adultsonly, non ce n’est pas ce que vous croyez, proposent des voyages, dîners et autres activités sans enfants. Le « no kids » est une niche. Au grand dam de Nadia Daam qui affirme sur France Inter : « Avoir un enfant dans les parages n’est pas une option qu’il serait possible d’activer pour se rendre la vie plus agréable, comme un siège dans le sens de la marche ou la sauce à part. Ils sont là, ils en ont le droit et puis c’est tout[2]. » Puisque les enfants sont des enfants, « ils ont le droit et puis c’est tout ». Eh bien non. Hormis les bébés inaccessibles au raisonnement et aux supplications, un enfant n’a pas le droit de pourrir la vie de son entourage. On suppose que Nadia Daam ne laisserait pas son gamin frapper un inconnu. Pourquoi le laisserait-elle hurler ? Si on ne peut pas exiger d’un enfant de 6 ans qu’il s’acquitte de devoirs en échange de droits, c’est aux parents de le faire. Il y a dans les trains ou dans les restaurants des tas de gens qui, ayant élevé une progéniture, entendent profiter du reste de leur vie. Et d’autres qui ont choisi de ne pas en avoir, peut-être parce qu’ils aiment le calme ou veulent écrire des livres. Ils payent volontiers des impôts pour que les enfants des autres puissent étudier – et financer un jour leur retraite. Doivent-ils, pour expier le crime de ne pas être parents, supporter toutes les inquiétudes et désagréments de la charge alors qu’ils ont renoncé à ses plaisirs ?
Une de mes amies, quoique franchement de gauche, a coutume de dire à ses enfants qu’ils sont tolérés à la table des adultes. Ils peuvent assister au dîner à condition de se faire discrets. Autrement dit, c’est à eux de s’adapter aux adultes, pas le contraire. Prétendre que le monde doit être intégralement et exclusivement pensé pour les enfants revient à nier la différence entre les générations comme on nie celle des sexes. Je suis néanmoins prête à faire une concession : si on interdit la musique dans les restaurants, je consens à y tolérer les petits humains. À condition qu’ils se la ferment.
[1] Jean-Michel Normand, « Les espaces « no kids » se multiplient : pourquoi ne supporte-t-on plus les enfants ? », Le Monde, 25 février 2024.
[2] « Les enfants sont-ils de plus en plus mal élevés ? », France Inter, radiofrance.fr, 25 février 2024.