Nixon in China, le premier opéra du compositeur américain John Adams, à l’Opéra Bastille
Voilà qui tombe à pic. A l’heure même où se précise le danger d’un nouvel affrontement entre l’Oncle Sam et l’Empire du Milieu, la scène lyrique parisienne ranime, sous les auspices du « pape » américain du minimalisme musical John Adams (né en 1947), la fameuse visite, à Pékin, en février 1972, du président Richard Nixon à Mao Tse-tung, tandis que la guerre du Vietnam n’en finit pas de durer.
Il neigeait. Alors au faîte de sa puissance, Nixon était accompagné de Pat, son épouse, et flanqué de l’éminence grise du régime, Henry Kissinger. Côté chinois, il y avait Zhou Enlai, le Premier ministre, et Jiang Qing, Première dame du Grand Timonier. Rencontre historique, donc, immortalisée par le compositeur originaire du Massachusetts, avec Nixon in China, son premier opéra, dont l’idée lui fut inspirée par le célèbre scénographe Peter Sellars. L’œuvre sera créée à Houston, au Wortham Theater Center, en 1987. Ainsi ces personnages (outre les trois femmes secrétaires de Mao, chantées par des mezzo-soprano) sont-ils au premier plan du merveilleux livret écrit par la poétesse Alice Goodman. C’est également à elle que John Adams devra le livret de son second opéra, The Death of Klinghoffer (1991).
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Nixon in China se ressent encore clairement de l’influence d’un Philip Glass, le compositeur de Einstein on the Beach (1976), tellement détesté, en Europe, par un Pierre Boulez et ses thuriféraires, lesquels affichaient un mépris intransigeant pour le formalisme répétitif de cette musique coloriste et anti-sérielle au tempo immuable. Mais justement, celle de John Adams, en cela d’une richesse stylistique incomparable, parvient à s’émanciper de la rigidité minimaliste d’un Steve Reich, par exemple, en incorporant à sa pulsation un lyrisme mélodique luxuriant, qui puise à foison dans le jazz tout autant que dans la tradition post-romantique du Vieux continent. C’est tout particulièrement vrai du dernier acte de Nixon in China, qui se resserre sur l’intimité de Richard et de Pat, de Jiang et de Mao, et s’achève, dans un remarquable accomplissement poétique, sur la mélodie vocale de Zhou s’interrogeant: « Dans tout ce que nous avons fait, qu’y a-t-il eu de bien ? Tout semble se jouer hors de portée de nos remèdes. »
Autant dire que Nixon in China n’a rien d’un hymne patriotique à la gloire de l’Amérique. Bien plus subtilement, sur cette texture harmonique d’une expressivité allègre, l’opéra désacralise ouvertement les figures de l’Histoire, sans grands égards pour leur aura mythologique, les dépouillant de tout panache pour ne plus ressembler qu’à des êtres humains alignant faux-semblants, formules creuses, phraséologie faussement conciliatrice, trivialités révélant leur fatigue, leur vulnérabilité, leur solitude individuelle. Si, sous les lèvres de Nixon, « l’Histoire est notre mère », pour Mao elle « est une salle truie : si par chance nous échappons à son groin/ elle nous écrase ». Livret versifié qui, par la bouche de Pat, à l’occasion dira la fragilité des destins : « Sur ce banc/ là – bas, nous nous reposerons en savourant le fruit/ de toutes nos actions. Pourquoi regretter/ cette vie qui ressemble tant à un rêve ? ».
Créé en France à la MC93 de Bobigny en 1991, repris en 2012 au Théâtre du Châtelet, cet opéra magnifique fait son entrée à l’Opéra de Paris sous les meilleurs auspices, sous la baguette du grand maestro d’origine vénézuélienne Gustavo Dudamel à la tête de l’excellent Orchestre et Chœurs de notre Opéra national de Paris. Standing ovation plus que méritée, au tombé de rideau de la première, ce 25 mars, en présence du compositeur, après une bonne dizaine de rappels !
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Il est vrai que tout, dans ce spectacle, rayonne. À commencer par la mise en scène, signée de l’ardente et toute jeune (elle est née en 1972) portena Valentina Carrasco : au premier acte, une imposante bibliothèque emprisonne dans un trompe-l’œil les conciliabules entre dirigeants, plateau redoublé, en sous-sol, par une vraie geôle-bibliothèque pleine d’ouvrages censurés, ceux-là, qui serviront d’ailleurs de bois de chauffage à l’auteur du Petit livre rouge ; apparition des chœurs dans la salle des fêtes : en référence à la « diplomatie du ping-pong », on y verra se jouer une partie bien réelle de tennis de table opposant, entre autres, Mao et Kissinger ; imposant et stylisé, descendu des cintres, l’aigle yankee affronte un superbe dragon de tulle rouge, dans les replis duquel un instant se lovera Pat Nixon ; un féérique ciel de flocons blancs s’immobilise dans le soir ultime du dernier acte…
Radieusement inventive, une poésie lumineuse, subtile, souriante quoique traversée d’une ironie amère, habite de part en part cette régie délectable entre toutes, magnifiée qui plus est par des voix (et des chœurs) exceptionnels. Renée Fleming, surpasse tout ce qu’on pouvait attendre de la diva âgée de 64 ans, au timbre intact, époustouflant dans le rôle de Pat. Les traits du baryton américain Thomas Hampson (67 ans !) investissent de sa présence sans égal la figure du président Nixon. Last but not least, tous faisant leur entrée à l’Opéra de Paris, le solide ténor américain John Matthew Myers dote Mao d’un éclat incomparable ; le baryton (natif de Shanghai mais parti étudier aux States) Xiaomeng Zhang incarne Chou En-lai avec un vibrato sensationnel, chaleureux, dans un phrasé aux nuances impeccables ; l’Australien Joshua Bloom met sa voix de basse au service d’un Kissinger parfaitement crédible ; la soprano Kathleen Kim et les trois mezzo Yajie Zhang, Ning Liang et Emmanuela Pascu, pour camper les trois secrétaires du Timonier, complètent une distribution décidément hors pair.
À noter, incrusté au cœur du spectacle comme l’irruption soudaine de l’atrocité communiste, un extrait du documentaire de Murray Lerner sur la venue d’Isaac Stern en Chine, From Mao to Mozart, fait du témoignage bouleversant d’un musicien de formation classique, rescapé de la Révolution culturelle… Comme quoi le lyrique ne sera jamais que la métaphore sublimée du réel.
Nixon in China. Opéra en 3 actes de John Adams (1987), sur un livret d’Alice Goodman. Avec Thomas Hampson, Renée Fleming, Xiaomeng Zhang, Joshua Bloom, John Matthew Myers, Kathleen Kim. Direction: Gustavo Dudamel. Mise en scène: Valentina Carrasco. Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris. Durée : 3h.
Opéra Bastille, les 29 mars, 1, 4, 7, 12 avril à 19h30 ; 10, 16 avril à 14h30. Durée : environ 3h.