Françoise Bonardel analyse notre Bérézina intellectuelle et culturelle.
Si vous avez l’imprudence de dire que le niveau des acquis scolaires et de la vie culturelle est en baisse, attendez-vous à une levée de boucliers ou à ce qu’on vous réponde qu’il en a toujours été plus ou moins ainsi, et qu’il faut bien évoluer avec son temps ; cette « évolution » étant en général appelée à la rescousse des causes qu’on sait perdues. Cette baisse apparente ne serait donc qu’un trompe-l’œil dû à l’évolution des critères permettant d’évaluer les fluctuations de ce niveau en fonction des époques et des circonstances. Ce qui était exigible d’un individu cultivé au Moyen Âge – lire et parler couramment le latin par exemple – ne l’est plus aujourd’hui où la maîtrise des outils informatiques est par contre devenue une nécessité.
Cessons de relativiser l’affaissement général
On veut bien l’entendre, mais ce relativisme de bon aloi n’est-il pas le cache-misère d’une démission lourde de conséquences ?
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Si la baisse en question n’était qu’une illusion d’optique, ses effets secondaires seraient négligeables, et l’on devrait en effet cesser de comparer ce qui n’est pas comparable. Or, les dommages collatéraux de cet affaissement sont considérables, et le décalage est patent entre les discours lénifiants des tenants de l’évolution égalisatrice, et le désastre auquel on assiste impuissant. La baisse tangible du niveau en question n’est en rien comparable à une décrue bénéfique qui, comme celle du Nil jadis, déposerait sur le sol suffisamment de limon fertile pour qu’on attende avec confiance le retrait des eaux. Constater qu’un peu partout le niveau baisse n’est pas non plus un des « lieux communs » ressassés par les bourgeois contre les classes populaires, et dont l’exégèse mériterait la plume impitoyable d’un Léon Bloy. Ni Bloy ni Flaubert n’ont d’ailleurs en leur temps épinglé ce constat parmi les « idées reçues »[tooltips content= »G. Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues, Le Livre de Poche, 1997 ; Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs, Payot & Rivages, 2005. »]1[/tooltips].
Mais sans doute faut-il s’entendre sur l’idée qu’on se fait de ce « niveau », rapporté à la vie intellectuelle et culturelle : celle d’un seuil en-deçà duquel le sous-développement mental entraîne stagnation et régression, interdisant à leur tour accomplissement personnel et intégration sociale. C’est pour prévenir ce risque qu’on s’est longtemps entendu sur quelques apprentissages fondamentaux non négociables – lecture, calcul, pratique correcte de la langue française – dont l’acquisition semblait indispensable. Une sorte de passeport pour une vie honorable, en somme, sans lequel il paraissait difficile de vivre dignement et a fortiori d’emprunter l’ascenseur social. Les critères étaient simples, et aisément applicables alors même qu’on comptait fréquemment quarante élèves par classe, et qu’aucun parent n’éprouvait le besoin d’imposer un droit de regard de la famille sur les pratiques scolaires. Et ça marchait ! Davantage d’enfants d’ouvriers intégraient il y a cinquante ans les universités qu’aujourd’hui.
Victimes du nihilisme européen
Le « niveau » requis faisait ainsi office de jauge autorisant à tracer la limite entre le tolérable et l’inacceptable : indigence du vocabulaire, massacre de l’orthographe et de la syntaxe, amnésie culturelle, idées toutes faites. Mais c’est aussi une équation complexe entre ce seuil et une capacité spontanée d’adaptation, d’invention, témoignant indirectement de la bonne santé du corps social. Et c’est là où rien ne va plus, en France tout au moins. On veut bien admettre qu’en matière de niveau les priorités changent, et qu’il faille périodiquement réévaluer ce qui reste indispensable et ce qui ne l’est plus. Mais ce niveau lui-même ne sera jamais qu’une toise conventionnelle toujours révocable s’il n’est pas raccordé à un plan de référence, à un ordre de grandeur au regard duquel l’évaluation elle-même revêt un sens qui rehausse du même coup la dignité de qui en comprend et accepte la nécessité. On déplorera donc en vain la baisse du niveau scolaire si on n’en vient pas à se demander, comme Nietzsche, pourquoi l’homme moderne a « incroyablement perdu en dignité à ses propres yeux.»
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Sans doute le fait que les valeurs suprêmes se soient dévalorisées est-il le signe irrécusable de l’avancée du nihilisme européen devenu mondial. Mais elles n’ont pu à ce point se dévaluer que parce que des évaluateurs ont laissé grandir la rumeur selon laquelle évaluer reviendrait à discriminer, et deviendrait donc l’antichambre de tous les crimes contre l’humanité. La repentance postcoloniale a achevé de ruiner l’édifice éducatif, et l’arrivée massive d’enfants en perte de repères culturels a conduit à maintenir la paix sociale en abaissant progressivement le niveau jusqu’alors exigible, au détriment des plus motivés et talentueux d’entre eux. La situation est à l’évidence différente dans les écoles où on innove en matière de pédagogie (Freinet, Montessori, Steiner) tout en préservant les savoirs fondamentaux, d’autant plus accessibles que l’enfant les acquiert à son propre rythme. Mais que des familles musulmanes mettent aujourd’hui leurs enfants dans des écoles privées catholiques devrait attirer l’attention des pouvoirs publics, et trace en tout cas une nouvelle ligne de partage entre ceux qui croient encore aux vertus de l’excellence et ceux qui n’y croient plus. Maintenir coûte que coûte les vieux clivages idéologiques permet par contre de prêter à l’abaissement du niveau scolaire des vertus humanistes et parfois même humanitaires dont on ne perçoit malheureusement pas les effets salutaires.
Tohu-bohu généralisé
Défavorisés ou pas, nombre d’enfants et adolescents présentent en effet des troubles du langage et du comportement dus à l’atmosphère surexcitée et délétère dans laquelle on les fait vivre : agitation permanente, indigence et grossièreté verbale, manque de concentration, propension à la violence. On ne vit pas impunément au sein d’un tohu-bohu généralisé où tout ce qui est possible est appelé à devenir réel, sans plus aucun souci de « niveau » et encore moins de hiérarchie, sauf dans quelques secteurs bien précis comme le sport, la mode, le marketing. Le « niveau » s’évalue alors en termes de gains pouvant atteindre des millions d’euros, ou en milliers d’ « amis » racolés sur facebook. L’abaissement du niveau intellectuel et culturel a produit une surenchère indécente en matière de notoriété, et a donné naissance à une pseudo-élite surfaite, dégagée de tous les devoirs propres à la vieille aristocratie. Que fera-t-on, dans les temps à venir, de tous ces footballeurs et de ces top-modèles aussi infantiles qu’imbus d’eux-mêmes, de ces blogueurs et de ces « aventuriers » pour séries télévisées dont les images stéréotypées remodèlent le visage de ce qu’on nommait jusqu’alors « culture » ?
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Évaluer le niveau d’une culture n’a jamais été chose aisée, s’il est vrai que chacune d’elles forge un système d’évaluation autonome. La difficulté est plus grande encore quand une culture comme la nôtre brouille délibérément les pistes, intervertit les repères, et ne se prévaut plus de son ancienneté que si elle y découvre les prémisses du « déjà moderne », seul digne d’être respecté. Récemment évaluée en laboratoire, la baisse du quotient intellectuel européen semble pourtant moins affecter l’intelligence elle-même, toujours capable de performances, que son influence sur d’autres fonctions : difficulté à raisonner, à argumenter sans qu’interfèrent des motivations émotionnelles et affectives censées arbitrer les conflits ; montée en puissance d’une niaiserie bien-pensante différente de la simple bêtise, jusque chez des êtres qu’on pensait intelligents ; incapacité grandissante à évaluer ses propres failles, ses points aveugles, évacués comme autant de préjugés d’un autre âge. Alors même qu’il s’érige en juge permanent du Bien et du Mal, l’individu postmoderne prétend néanmoins ne plus préjuger de rien, tout en se démettant de ses capacités de discernement qui appartiennent faut-il croire au vieux monde.
Mutation sans précédent
La baisse du niveau scolaire et l’insignifiance d’une culture figée à « l’âge des pages de variétés » (Hermann Hesse) sont les signes apparents d’une mutation anthropologique de grande envergure et sans réel précédent. Pourquoi prendre encore le temps de se cultiver alors qu’on pourra bientôt fabriquer des êtres humains « hors sol », à la demande de consommateurs d’un genre inédit il y a seulement vingt ans ? Qu’importe le niveau intellectuel et culturel laborieusement acquis puisqu’il n’est plus nécessaire pour acquérir une renommée planétaire et mener une vie de nanti ? La vieille Europe a sans doute bien des torts, mais l’idée qu’elle s’est faite de la culture, et du « niveau » nécessaire afin d’en acquérir au moins les rudiments, reste une des merveilles d’architecture intellectuelle, artistique et spirituelle dont on ne voit pas sans un serrement de cœur l’effondrement.
François Bonardel est l’auteur de Des Héritiers sans passé – Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne, Chatou, Les Éditions de la Transparence, 2010 (Actuellement indisponible. Réédition chez Pierre-Guillaume de Roux début 2020).
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