La pléthorique réédition – 70 titres inédits déclinés sur trois supports différents – du troisième album studio de Nirvana, In Utero, commémorant le vingtième anniversaire de ce testament discographique du groupe, offre l’occasion de faire l’état des lieux du rock en 2013 et de regretter la disparition d’une authenticité populaire qui faisait l’essence du genre.
Nirvana a touché le jackpot en 1991 : l’hymne grunge « Smells Like Teen Spirit » a tout dévasté sur son passage, révélant à la face du monde un genre encore plus désespéré et nihiliste que le mouvement punk. La noirceur authentique envahissait les charts comme une traînée de poudre, procurant un sentiment de bien-être libérateur à la jeunesse mondiale. C’était il y a 20 ans, un siècle, une éternité. Depuis, les productions musicales des hit-parades et playlists de nos radios semblent soumises aux règles édictées par le CSA, passées au tamis de l’édulcoration finale. Aujourd’hui, les chanteurs font de la musique pour leurs parents et « Smells Like Teen Spirit » n’aurait probablement aucune chance d’émerger sur les ondes globalisées et lyophilisées.
Nirvana était ultra-populaire et sortait des chansons comme « Rape Me »(« Viole-moi »). Ça passait sur les radios et personne ne s’en offusquait (le journalisme délationniste Morandinien – « Madame, y’a machin qu’a dérapé, han, c’est pas bien »- n’était pas né). Et Doc et Difool exultaient : « Ce n’est pas sale ! ». Hé oui. Même les grandes maisons de disques françaises publiaient des groupes de rock dont l’existence paraîtrait aberrante aujourd’hui. Les Nus par exemple, signés chez le prestigieux label RCA, chantaient en 1982 (tenez-vous bien) : « Le sacrifice, le sacrifice s’inscrit dans le Coran de père en fils […] La force de l’Islam réside dans son fanatisme / La force de l’Islam réside dans son magnétisme / La force de l’Islam réside dans sa cruauté / La force de l’Islam, l’Occident livré aux flammes et à la danse ». A défaut d’avoir fait danser l’Occident avec cette chanson, Les Nus étaient considérés comme un groupe de rock respectable : Noir Désir a repris leur chanson « Johnny Colère » et Miossec les cite parmi ses références. Le seul album des Nus a autant de chances d’être réédité que celui de Christophe Hondelatte, et c’est bien dommage pour la diversité culturelle.
Cela peut surprendre aujourd’hui mais en 1994, dans les derniers mois de son existence, Nirvana était perçu comme un groupe mainstream hyper commercial, raillé par les fans de musique sérieuse et profonde (comme, au hasard, Dead Can Dance ou les Têtes Raides…). Aller les voir en concert sur la tournée In Utero faisait de vous un paria infréquentable perdu pour la société. Ce que subit Dieudonné depuis quelques années n’est rien en comparaison du quotidien d’un fan de Nirvana en 1994. Mais le suicide (le meurtre ?) de Kurt Cobain a tout changé, comme à chaque fois qu’un rocker meurt à 27 ans en pleine gloire. Alors bien sûr, In Utero n’est pas à proprement parler un chef-d’œuvre, mais en ces temps de disette créative et d’absence de sincérité artistique, on peut se laisser retenter sans risque par ce pavé noir abrasif.
Car la crise du disque actuelle correspond à la crise d’authenticité que traverse notre époque du mensonge institutionnel. Les techniciens de l’emphase occupent les ondes et les écrans, chantent les mêmes violonnades qu’un Cahuzac devant la représentation nationale (avec un peu plus de trémolos feints dans la voix tout de même) et, parité oblige, les filles se partagent le gâteau de l’interprétation interchangeable des classiques de la chanson française.
Bien sûr, après Nirvana, il y a encore eu des groupes pour nous rappeler la sensation d’être vivant (Babyshambles, les Strokes, Crystal Castles, etc.), mais sommes-nous encore vivants ?
Il nous reste toujours le rap français, qui est une chance authentique pour la France…
Alors, « Rap Me »?
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