«What happened Miss Simone?», documentaire réalisé par Liz Garbus et produit par Netflix est sorti le 26 juin sur la plateforme de vidéos à la demande. Ce film arrive aussi comme un contrepoint au biopic controversé Nina de Cynthia Mort que sa fille Lisa Simone Kelly avait rejeté en raison de son scénario improbable (la supposée liaison de Nina Simone avec son manager Clifton Henderson) et le choix de l’actrice portoricaine Zoe Saldana, dont le teint fut assombri et le visage affublé d’une prothèse nasale. Le film avait même fait l’objet d’un boycott sur Internet en protestation contre l’atteinte portée à la communauté afro-américaine. On ne touche pas si facilement à l’image de la « sainte patronne de la rébellion » selon une expression de son guitariste de toujours, Al Schackman.
Le film s’ouvre sur un live à Montreux en 1976 rendant hommage à la présence scénique de Nina Simone. C’était une interprète et musicienne exceptionnelle qui avait aussi la capacité de fournir autre chose que ce que l’on appellerait banalement un message politique, mais bien plutôt une adresse personnelle à l’auditoire.
L’exercice périlleux du documentaire consiste à relater une vie sans bafouer les thématiques principales, tout en essayant de ne pas faire un enfant monstrueux dans le dos du personnage que l’on essaie de dépeindre. Mais surtout, et c’est ce qui constitue peut-être l’ultime geste artistique, à faire émerger une poétique rendant justice à la vie qui se cache derrière le portrait. Ebaucher le portrait de Nina Simone en une heure et demie, c’était faire le pari de dompter dans quelques traits biographiques l’histoire d’une insoumission.
« What happened Miss Simone ? » a une structure des plus basiques, narrant le fil d’une vie et ses phases successives : la petite Eunice Waymon de Caroline du Nord qui dans la ville de Tryon rêvait d’être une pianiste classique ; la protégée de « Miss Mazzy » qui lui apprendra le piano et placera tous ses espoirs en elle ; l’école de musique Julliard School où elle perfectionnera sa pratique de la musique, et l’échec du Curtis Institute à cause de sa couleur de peau (aucun doute n’est émis sur cette thèse dans le documentaire, au contraire de Madame Nina Simone, La légende, en 1992). Et puis, la voix vient accompagner le piano, non pas par passion, mais pas nécessité matérielle, pour pouvoir continuer à se produire et ainsi survivre dans les pianos bars du New Jersey. Cette voix si particulière qui sera un aperçu de son âme. Son premier mari, Andrew Stroud, flic de profession et manager en puissance, introduira dans le couple violence physique et hyper-productivité. Mais il y a un contexte inoubliable pour celle qui questionne droit dans les yeux le rôle des artistes : « Comment être une artiste sans refléter son époque ? » L’affaire du meurtre des enfants dans une église de Birmingham, en 1963, provoque la prise de conscience politique de Simone, notamment avec la chanson Mississipi Goddam. Désormais, la scène de concert devient une scène politique, avec l’ambition de toucher les gens mais aussi de redonner une dignité au peuple afro-américain qui, faute d’avoir hérité d’une histoire officielle, peut se rallier à l’identité du « black power », ce qu’atteste Ain’t Got No… I’ve Got Life. Il y a son départ pour la Libye, son retour à Montreux avec la magnifique composition Stars de Janis Ian au sujet de l’industrie musicale. Il y a la disgrâce de Paris et le désenchantement politique où elle assume ces mots : « Il n’y a pas de droits civiques, ça ne sert plus à rien de chanter des chansons. Il n’y a plus de mouvement, tout le monde a disparu.
Mais la déchirure d’une vie marquée par l’engagement et l’utopie du changement propre aux années 70 ne s’arrête pas à une série de distinctions qui se déroulent comme le rideau final du documentaire. Et ce n’est peut-être pas admissible pour son pays d’origine, auquel elle a consacré son art, d’admettre que Nina Simone mourut dans le sud de la France à Carry-le-Rouet dans les bouches du Rhône, loin de sa patrie, des « United Snakes of America » comme elle le disait. Sont passés sous silence les dilemmes juridiques et financiers, et les royalties qui lui ont été confisqués depuis ses débuts (le million de dollars du succès de My baby just cares for me qu’elle ne touchera pas, ayant vendu ses droits pour 3000 dollars). Enfin, la bipolarité et la déchéance physique des dernières années ainsi que le discours bienséant sur la prise d’antidépresseurs participent à l’élaboration d’un portrait douloureux. On est amer à la fin du visionnage, car la puissance des archives et la vérité qui en émane rendent les commentaires et le montage, propres à l’exercice du documentaire, superficiels.
Ces libertés prises quant à la construction d’un portrait « psychologique » nous présentent le récit d’une triste destinée dans laquelle il faut pourtant puiser une actualité dont les événements de Charleston sont les insupportables échos. Le film n’a pas caché les démons qui ont décidé du destin de Nina Simone, sans pour autant essayer de comprendre ses réels et extérieurs détracteurs. Quant à l’élément poétique, il n’est pas présent dans la réalisation du documentaire, peut-être parce que la morale a tranché à sa place en oubliant quelque chose de ce que disait Rilke concernant le processus créatif : « Ne m’enlevez pas mes démons, vous emporteriez aussi mes anges. »
*Photo: Netflix.
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