Son dernier roman Tous les hommes désirent savoir explore des identités multiples, contradictoires et secrètes.
À partir d’une citation empruntée à Aristote, « Tous les hommes désirent naturellement savoir », Nina Bouraoui nous confie dans son dernier roman ses peurs liées à l’enfance, de ses premiers émois amoureux homosexuels, de ce besoin d’écrire pour prolonger la réalité si souvent dénuée de beauté. Depuis son entrée en littérature avec un remarquable roman, La voyeuse interdite, Nina Bouraoui poursuit l’exploration de ses thèmes de prédilection, l’amour, le désir, l’exil, la double identité.
100% algérienne et 100% française
Elle est née d’un père algérien et d’une mère bretonne, une blonde aux yeux clairs. 100 % algérienne, 100% française, comme aurait pu dire Charles Aznavour qui se disait 100% arménien et 100% français. Ne pas choisir mais boire aux deux sources pour apprendre à respecter l’Autre. Elle écrit : « La France c’est le vêtement que je porte, l’Algérie c’est ma peau livrée au soleil et aux tempêtes ». Ses parents retournent en Algérie quand la France a perdu la guerre. La jeune Nina découvre les paysages de ce pays désormais fermé, sa splendeur toute méditerranéenne si bien décrite par Albert Camus. Elle le découvre avec sa mère, dans la GS bleue, sa mère qui fredonne des chansons qui se raccordent à ses mystères et ses paradoxes, « tristesse et joie, ombre et sensualité. » Ça fait du bien de lire des pages ensoleillées quand les manœuvres d’automne ont débuté. Il y a les parfums, les couleurs et les sons qui se répondent.
Le style de Nina Bouraoui est fort comme le musc et doux comme la laine de l’agneau. Ainsi ce passage : « Les amandiers en fleurs, les brassées de mimosas, les criques de Cherchell, de Bérard, les massifs de l’Atlas, les vagues de dunes sur la route de Timimoun, la beauté dense, insaisissable… » Les mots, pour décrire l’indicible. U
Des images poétiques d’une volupté inouïe
Un rapport à l’écriture évoluant au fil de ses romans qui recèlent des images poétiques d’une volupté inouïe. D’abord la jeune fille aligne les mots les uns à la suite des autres, elle joue à l’écrivain, qui, pour elle, « est toujours un homme ». Il lui faudra des années pour comprendre que les mots ne protègent pas, et qu’ils ne rendent pas meilleurs. Mais elle continue d’écrire « pour être aimée et pour aimer à l’intérieur de mes pages », confie-t-elle au lecteur, elle s’invente de nombreuses liaisons pour tenter de vaincre la peur « des femmes et de l’inconnu. » Elle aime jusqu’à perdre le souffle, elle s’expose à la souffrance, aux regards hostiles, à ceux qui ne vivent pas, elle risque de trébucher. Qu’importe, « seule la solitude constitue la vraie tristesse. » Elle finit par comprendre que « l’écriture n’apaise pas, c’est le feu sur le feu. » C’est pour cela que les bons romans ont l’odeur de la cendre froide. Il y en a peu, surtout en cette rentrée littéraire.
La mère, celle qui est tombée amoureuse d’un jeune Français musulman, comme on disait avant 1962, et est devenue aussitôt « Khadija la Mouquère », cette mère-là aime passionnément les livres. Nina Bouraoui ne l’a pas oublié. « J’écris parce que ma mère tenait ses livres contre sa poitrine comme s’ils avaient été des enfants. »
Terreur en Algérie
L’Algérie change à la fin des années 70. On ne peut plus célébrer Noël, on cache les sapins dans le coffre de la voiture pour le jeter hors de la ville. Les femmes commencent à porter le hijab, elles ont peur de la violence des hommes, de leur regard qui les soumet. « Les plus âgées gardent le voile blanc, traditionnel, écrit Nina, qui se soulève avec le vent, révélant la peau, le corps et la beauté. »
Dans les années 90, l’Algérie sombre une nouvelle fois dans la terreur. Les « barbus » sont à la manœuvre. Les femmes qui vivent « à l’occidentale » sont traquées, dénoncées, battues. Parfois même par un de leur fils. Et puis il y a les faux barrages, les assassinats sur les plages, au couteau, à la hache. Le sang coule, la barbarie triomphe, l’horreur paralyse. « Tout devient sang, suie, boue, glaise, feu : l’Apocalypse. » Nina Bouraoui déclare : « Ils assassinent mon enfance. »
Une narratrice très proche de Nina
Les pages sur le désir sont magnifiques, car Nina Bouraoui, sans rien cacher de sa nature différente, reste pudique. À dix-huit ans, elle fréquente le Kat, un club réservé aux femmes, rue du Vieux-Colombier. Elle cherche l’amour, elle va y apprendre la violence, la soumission, la trahison, les aubes poisseuses. Elle aime Julia, une Colombienne qui a fui son pays à cause des cartels. C’est sûrement faux, peu importe. Julia n’aime que le plaisir. C’est une rude leçon de vie. C’est celle des gens de la nuit. « Chacun ment, avoue Nina, et je mens à mon tour, sur mon emploi du temps, sur mes pensées, sur mes sentiments. »
Je devrais écrire la narratrice, mais c’est tellement la voix de Nina qui s’exprime que je ne le peux pas. Nina Bouraoui ne veut pas mentir au lecteur. Elle refuse d’avancer masquée. C’est ce qui rend son roman si poignant. Elle cite également Yves Navarre. Elle a raison, c’était un écrivain sans concession. Prix Goncourt 1980, avec Le jardin d’acclimatation, il avait révélé que dans certaines familles bourgeoises, il arrive qu’on fasse lobotomiser son fils parce qu’il est gay. Il avait écrit que « toute création vraie est un suicide que personne ne regarde. » Navarre était un écrivain courageux. Comme Nina.
Nina Bouraoui, Tous les hommes désirent naturellement savoir, Jean-Claude Lattès.
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