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Le nihilisme apocalyptique d’Albert Caraco


Le nihilisme apocalyptique d’Albert Caraco

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1. À QUOI BON JOUER LES PROPHÈTES ?

Albert Caraco était un homme courtois, approuvant toutes les sottises et se gardant de paraître plus savant ou plus spirituel qu’il ne l’était. C’est ainsi qu’il se décrit et c’est ainsi qu’il m’est apparu quand je l’ai croisé à Lausanne, aux éditions L’Âge d’Homme, à la fin des années 1960. Il vivait alors avec son père au Beau-Rivage Palace et publiait en Suisse, ce qui permettait aux critiques français d’ignorer son oeuvre. Cet homme effacé, presque insignifiant, portait en lui un secret, un secret que je découvre aujourd’hui seulement, près de quarante ans après sa mort. Ce secret, c’est qu’il concoctait une oeuvre si féroce, si dévastatrice, si prophétique qu’il fallait être mentalement dérangé pour y succomber. Lui-même, il le pensait, ne pouvait qu’en être la victime consentante. Il vivait dans l’ombre de la mort. Et son père, « Monsieur Père », était le dernier lien qui l’attachait à la vie. En le voyant dormir, il songeait que, s’il ne s’éveillait pas un beau matin, il le suivrait de bonne grâce. Il ne tenait pas à marcher sur ses traces. « Ah ! Quelle horreur que la vieillesse ! Plutôt mourir sept fois ! », écrivait-il. Quelques heures après la mort de « Monsieur Père », il se pendit, imprimant ainsi à son oeuvre un sceau d’authenticité dont nul ne se soucia.[access capability= »lire_inedits »]
Caraco considérait le plaisir sexuel comme un esclavage, ce qui le conduira à la continence. La seule idée d’avoir des enfants le révulsait. « S’il régnait un peu de logique dans les têtes, écrit-il, l’homme ayant six enfants serait un criminel, car il revient au même désormais d’avoir six condamnations ou six poupards. » Il se moquait également de l’amour maternel, un préjugé dont il convenait par simple hygiène intellectuelle de se débarrasser au plus vite, ce qu’il fit dans un livre sublime, Post Mortem, qui débute ainsi : « Madame Mère est morte. Je l’avais oubliée depuis assez longtemps, sa fin la restitue à ma mémoire, ne fût-ce que pour quelques heures, méditons là-dessus, avant qu’elle retombe dans les oubliettes. Je me demande si je l’aime et je suis forcé de répondre : non. »
On lui a reproché ces paradoxes : ils seront bientôt des lieux communs. Inutile d’insister sur ce point : l’amour de la vie rappelle à Caraco l’érection de l’homme que l’on pend. Et il attend de la mort qu’elle l’affranchisse d’une vie qu’il méprise autant qu’il la hait. Rarement un homme aussi discret, courtois et cultivé aura manifesté des sentiments d’une telle violence dans une langue aussi châtiée.
Le suicide de Caraco passa aussi inaperçu que ses livres. Il n’était pas un rentier du désespoir. Il était le désespoir même. Si je suis passé à côté de lui, comme beaucoup d’autres, c’est que ses propos racistes m’insupportaient et que la préciosité de son style me déconcertait. Il soutenait que la France, après avoir collaboré avec les Allemands, avait une seconde fois en une génération choisi le mauvais parti, celui des nations arabes par haine invétérée des juifs. « Ce que la France, écrivait-il, ne pardonne pas au peuple d’Israël, c’est d’avoir retrouvé le chemin de l’honneur et de n’avoir pas capitulé comme elle. Au moment où les Juifs sont devenus un peuple militaire, la France aura cessé de l’être […] Les misérables rédacteurs du Monde se trompent avec application et depuis force années, ce qu’ils écrivent paraît destiné plus souvent aux Arabes qu’aux Français, ils arabisent les Français, ils les négrifieront bientôt… » C’est dire si, en dépit de mon admiration pour Israël, l’amère pilule caracolienne me restait au travers de la gorge.
Certes, mon ami Cioran tenait à peu près les mêmes propos dans l’intimité. Il n’était pas loin de penser, comme Caraco, que les Arabes étaient un peuple en trop, rongé par le fanatisme pour lequel la castration serait une charité. Il est vrai qu’ils étaient l’un et l’autre des lecteurs d’Oswald Spengler et moi de Salut les Copains et de Playboy. Freud ne vint que plus tard. Je n’aimais pas leur racisme, encore une fois, mais comme eux, je ne doutais pas que la tolérance fût une duperie et le respect une forme de délire hypocrite. Quant à la fraternité, Caraco écrivait dans son Bréviaire du chaos que nous oublions un peu facilement que ceux d’en face sont des mendiants et des vengeurs, laids, malsains, vicieux, cruels et despotiques, plus roués et menteurs que nos sophistes à la mode. J’étais d’accord avec lui. Il visait Sartre, bien sûr, et à travers lui tous les faux-monnayeurs d’un monde plus juste.

2. L’HÉRITIER DE NIETZSCHE

Rien ne serait plus faux que d’imaginer Albert Caraco sous les traits d’un vieux ronchon, vivant reclus et nourrissant par dépit une vision du monde un peu rance. Il naît à Constantinople, le 8 juillet 1919, dans une famille de banquiers juifs. Soucieux de donner à leur fils unique l’éducation la plus cosmopolite, ses parents l’entraîneront successivement à Vienne, à Prague, à Berlin, puis à Paris où il fera ses humanités à Janson-de-Sailly, avant qu’il ne soit obligé de s’exiler en Amérique latine où il obtiendra non sans mal la nationalité uruguayenne qu’il conservera jusqu’à sa mort, en 1971. Il écrira indifféremment, comme Cioran d’ailleurs, en allemand, en espagnol, en anglais et en français, goûtant les civilisations à leur apogée : la France du xviiie siècle, la Chine des Ming et, bien sûr, l’Angleterre des grands excentriques, le docteur Samuel Johnson notamment – et l’Allemagne des philosophes. Caraco se considérait d’ailleurs comme l’héritier de Schopenhauer et de Nietzsche. Il ne doutait pas qu’un jour, un jour lointain certes, les Français finiraient par l’adorer, tout comme les Allemands ont adoré Nietzsche : « J’écris le français comme Nietzsche l’allemand, je me sens l’héritier du philosophe et l’on m’appellera demain le légataire du prophète », écrit-il dans Ma Confession. Ce jour tant attendu est-il enfin arrivé ? C’est fort probable. Caraco était inaudible. Il est en passe de devenir l’auteur européen par excellence. Un penseur sereinement et froidement athée qui ne se fait d’illusions sur rien, traitant Dieu comme un monstre, les théologiens comme les architectes de chambres de torture, Kant comme l’auteur d’un chef-d’oeuvre de naïveté avec son projet de paix perpétuelle.

3. CIORAN AVANT CIORAN

La pensée de Caraco, comme celle de Cioran, gravite inlassablement autour des mêmes obsessions : le suicide, l’extermination, le racisme, le déclin de l’Occident, la religion, l’inconvénient d’être né, la chasteté et la luxure… Weininger, Wittgenstein et Karl Kraus sont ses frères d’armes. Si l’un, Cioran, est un ermite mondain, l’autre, Caraco, est un banni. Si l’un feint de ne pas adhérer à ses délires, l’autre ne cesse de s’y plonger et, parfois, de s’y noyer. Cioran a compris qu’en France, il lui faudrait pour survivre jouer un double jeu. Il avance masqué, dissimulant un passé de jeune fasciste roumain qui le discréditerait. Caraco ne cache pas son jeu… mais personne ne veut jouer avec lui. Même Cioran tiendra à l’écart Caraco. Il faut lire à ce sujet les souvenirs de Louis Nucera dans Mes ports d’attache, un des rares admirateurs, avec Raphaël Sorin, de cet imprécateur disqualifié moins par l’outrance de ses propos que par le fait qu’il ne les tourne pas en dérision. Pourtant, il ne manque pas d’humour. Son Supplément à la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing le prouve amplement. Caraco ne transigeait pas : son suicide, à 54 ans, dans la solitude la plus totale, était la conclusion logique de son nihilisme apocalyptique. Cioran, lui, sera enterré en grande pompe dans une église orthodoxe, conclusion non moins logique de son nihilisme frivole.
Je me demande en mettant un point final à cet article pourquoi je trouvais Caraco odieux dans ma jeunesse et pourquoi je le juge maintenant plus fraternel − plus franc en tout cas − que tous ceux qui professent un humanisme de façade.
Je vous laisse le soin de répondre à ma place.[/access]

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



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