Le récent coup d’État au Niger est un nouveau camouflet pour la France au Sahel. Et Paris semble hébété par la contestation de sa présence dans la région. L’enjeu est pourtant trop sérieux, en termes de sécurité pour les Européens et de développement économique côté africain, pour qu’Emmanuel Macron tergiverse entre désengagement et interventionnisme.
En trois ans, la France a perdu trois alliés au Sahel et serait peut-être en passe de perdre un quatrième au Gabon [1]. Au cœur de l’été, le président nigérien Mohamed Bazoum a été renversé par une junte militaire en raison de sa proximité avec la France. Depuis un mois se répète au Niger le scénario qui s’est produit en 2020 au Mali après la chute du président Keïta et en 2022 au Burkina Faso après le départ du président Kaboré : manifestations dans la capitale avec slogans anti-français et pro-russes, rupture des accords de coopération militaire avec la France, demande de départ de l’ambassadeur français, discours anticolonialistes. Tout se passe comme si la France était devenue le bouc émissaire officiel des putschistes des États les plus fragiles au sud du Sahara. La tête de Turc idéale pour justifier un coup de force et se maintenir au pouvoir sans organiser d’élections.
Pour certains analystes, cet ultime coup d’État porte un coup de grâce à la politique de la France dans la région. Moins d’un mois après le putsch, Michael Shurkin, (RAND Corporation) déclarait : « Time’s up for France in Africa », avant de conseiller aux Français de s’occuper de leurs « intérêts vitaux » en Europe et dans l’Indo-Pacifique. Le même jour, Pierre Haroche (Institut Jacques-Delors) proposait de réduire la présence militaire française en Afrique pour la renforcer en Europe. Selon ces derniers, la France ne serait plus capable d’agir comme une puissance en Afrique et n’y aurait plus intérêt.
Mais une succession de revers doit-elle nécessairement se traduire par un tel renoncement ? Et si les conséquences d’un désengagement de la France au Sahel se révélaient plus dangereuses encore pour la stabilité de l’Afrique et la sécurité de l’Europe, plus coûteuses en vies humaines, en moyens financiers et en réputation que la poursuite d’une politique de puissance – même assumée maladroitement ?
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Entre le renoncement à la politique de puissance et la tentation d’intervenir, le gouvernement français louvoie. Depuis que le président Macron a déclaré :« Il n’y a plus de politique africaine de la France », au début de son premier mandat devant le président Kaboré, l’hésitation est devenue sa marque de fabrique. Comme s’il cherchait à maintenir la France sur le devant de la scène africaine tout en refusant de lui faire assumer un rôle de premier plan, au risque de rendre son action illisible.
La présence militaire française est dénoncée par les juntes sahéliennes, stipendiée sur les réseaux sociaux et dans des manifestations ? Le gouvernement diminue les effectifs militaires, prône une « empreinte » plus « légère »,mais ne ferme aucune base permanente. Le franc CFA fait l’objet de campagnes de désinformation par des agents et des médias de la galaxie Wagner ? Le gouvernement propose de changer le nom de la monnaie et modifie à la marge l’organisation de la coopération monétaire.
Face à la montée des soupçons de néocolonialisme autour de la présence militaire française et du fonctionnement du franc CFA, le gouvernement semble avoir accrédité à demi ces attaques visant les symboles d’une Françafrique pourtant révolue, ces piliers d’un système colonial qui n’existe plus que dans les fantasmes et discours de ceux qui le dénoncent. Au lieu de se targuer de soutenir la monnaie la plus stable d’Afrique et de valoriser le bilan de Barkhane, de Sabre et de Takuba comparativement à celui de Wagner et des armées locales, la France n’a pas su utiliser les atouts qu’elle avait dans son jeu.
La France, puissance attentiste
La France dispose encore d’outils puissants, mais paraît ne plus vouloir véritablement s’en servir. Ainsi continue-t-elle de soutenir le franc CFA au Mali, au Burkina et au Niger alors que les juntes ont mis en scène leur rupture à grand renfort de propagande, dénonçant sa présence militaire mais se gardant bien d’adopter une nouvelle monnaie. Suspendre la coopération monétaire aurait pourtant renforcé l’impact des sanctions infligées par l’Uemoa et la Cedeao aux régimes putschistes au lendemain de leur coup d’État.
Cet été, à l’occasion du renversement du président nigérien, les pays frontaliers du Sahel ont de nouveau observé la France se comporter comme une puissance attentiste. Sollicité dans les heures qui ont suivi le coup d’État pour appuyer une intervention de l’armée nigérienne visant à libérer le président Bazoum, le gouvernement français a préféré temporiser, laissant les putschistes s’installer avant de soutenir la solution d’intervention brandie par la Cedeao en cas d’échec des négociations diplomatiques. Pourquoi se lier à une puissance si celle-ci s’illustre par sa passivité au moment où sa protection est vitale ?
Les États ouest-africains qui bénéficient encore de la coopération française ne semblent pourtant pas avoir intérêt à son désengagement au moment où leurs frontières sont mises sous pression par la contagion des putschs, l’expansionnisme djihadiste et le développement d’un chaos migratoire dont ils sont les réceptacles. Mais la France peut-elle encore inspirer confiance dans la région ? Sa politique a manifestement atteint ses limites.
Peut-on encore en changer ou faut-il renoncer à toute politique de puissance en Afrique ?
Plutôt que de continuer à subir les événements, la France n’aurait pas d’autre choix que de démanteler ses instruments de coopération et de réviser l’ordre des priorités de sa politique de défense et de sécurité, ainsi que l’y exhortent Michael Shurkin ou Pierre Haroche. Cette solution dégraderait définitivement la réputation de la France en Afrique, mais aurait le bénéfice de l’extirper d’un bourbier où elle serait devenue « radioactive » ; de plus, elle permettrait à la France de mieux servir ses intérêts.
L’option du désengagement aurait l’intérêt de la clarté : en enterrant toute velléité de puissance dans la région, le gouvernement français n’aurait plus à endurer les contrecoups d’une politique erratique. En faisant disparaître les principaux ferments qui nourrissent les soupçons de néocolonialisme, il cesserait enfin de servir de bouc émissaire aux putschistes subsahariens. Cependant, il offrirait aussi une victoire politique éclatante aux populistes africains et à leurs alliés en accréditant leur propagande.
Et si partir était pire que rester ? M. Shurkin appelle la France à renoncer à sa puissance en Afrique pour soutenir ses intérêts économiques dans l’espace Indo-Pacifique. Il est vrai que la France échange six fois plus avec les pays de cette région qu’avec les économies du continent africain. Toutefois, la politique de la France au Sahel ne se fonde pas sur des motivations économiques (le Mali, le Burkina Faso et le Niger représentent entre 0,1 et 0,2 % du commerce extérieur français et moins de 5 % des parts de marché des entreprises françaises en Afrique).
D’un point de vue sécuritaire, les raisons qui ont présidé au maintien de la coopération régalienne de la France dans le voisinage ouest-africain du Sahel sont encore plus cruciales depuis la succession des coups d’État : l’expansionnisme des groupes djihadistes n’a été contenu ni par les éléments de Wagner ni par les armées malienne et burkinabè après le départ des forces de l’opération Barkhane et de l’opération Sabre. Le nombre de réfugiés sahéliens a explosé dans les pays du golfe de Guinée (en Côte d’Ivoire, au Togo, au Bénin), mais aussi sur la rive sud de la Méditerranée : en Tunisie, en Algérie, en Libye, au Maroc…
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D’un point de vue financier, la pandémie de Covid-19 et la guerre de conquête de la Russie en Ukraine ont eu des répercussions désastreuses sur les économies africaines. Dans ce contexte, en finir avec la garantie française sur le franc CFA priverait la majorité des économies ouest-africaines de leur convertibilité illimitée et de leur parité fixe avec l’euro (un drame pour des économies qui dépendent à 40 % du marché européen), les exposerait à des variations de change aussi brutales pour les populations et les entreprises que décourageantes pour les investisseurs, détruirait le socle du marché commun le plus intégré d’Afrique. Il faudrait s’attendre à une dollarisation des économies subsahariennes qui entraverait la diversification de leurs marchés, renforcerait leurs rentes primaires et les maintiendrait dans le piège des matières premières, qui les empêche de sortir du sous-développement depuis la décolonisation.
Virer la France, et après?
Peut-on sérieusement comparer les répercussions de l’instabilité des États situés à la frontière sud de l’Europe sur la sécurité des États du continent européen à celles qui pourraient advenir d’une fragilisation de l’Indonésie, du Pakistan, du Japon ou du Bangladesh – tous situés dans l’Indo-Pacifique ?
S’exfiltrer des affaires africaines, c’est prendre le risque de laisser le voisinage méditerranéen et le grand voisinage africain de l’Europe se (dés)organiser aux dépens des intérêts de la France et des États européens, au profit de puissances rivales (comme les États-Unis) ou hostiles (comme la Russie), dont la stabilité n’est pas menacée par les faiblesses africaines du fait de leur position géographique. Géopolitiquement, l’Afrique est à la France ce que l’Amérique latine est aux États-Unis : un territoire dont la proximité implique le partage de défis et de menaces. De ce point de vue, la France et tous les États européens ont intérêt à concourir à l’établissement des conditions de la sécurité et de la prospérité de l’Afrique. Contribuer à y endiguer la progression des groupes djihadistes y semble aussi nécessaire que d’investir massivement dans la modernisation des économies africaines et d’encourager leur adaptation au réchauffement climatique, phénomène dont les ravages précarisent durablement l’avenir des sociétés africaines.
Le sentiment anti-français est répandu, mais sa force et son sens politique sont difficiles à évaluer tant il a été démontré à quel point des manifestants et journalistes pouvaient être corrompus et instrumentalisés. Surévaluer sa portée et son enracinement pourrait avoir un impact désastreux sur la redéfinition de la politique française et la sécurité des deux continents.
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Trois ans après le premier coup d’État de la série sahélienne, les régimes putschistes inspirent toujours certains acteurs de la sous-région (ainsi le Sénégalais Ousmane Sonko, leader du parti insurrectionnel Pastef, s’est-il démarqué par son soutien à la junte malienne et par ses discours anticolonialistes), mais font aussi de plus en plus office de contre-modèles. Ils ont démontré leur inefficacité et la Russie n’incarne plus un recours aussi attractif après trois ans d’échecs face aux djihadistes au Mali, d’exactions sur les populations civiles– sans oublier la disparition du parrain de Wagner. L’autorité de la France s’est amoindrie, mais les régimes qui ont mis en scène leur rupture avec elle sont moins stables, plus isolés, leurs économies moins prospères et leurs populations moins en sécurité depuis son départ.
Sonner le glas de la politique française en Afrique est sans doute prématuré. Cette issue semble probable, mais pas souhaitable. Si la France continue à se prendre au piège de ses propres hésitations, son influence en Afrique sera marginalisée au détriment de la sécurité des frontières extérieures de l’Europe et de la stabilité des relations entre les deux continents.
Le contexte politique régional du récent coup d’État au Niger donne cependant une occasion à la France de réviser sa politique africaine et de se révéler à nouveau un allié efficace pour les États frontaliers du Sahel. Reprendre l’initiative est possible, à condition de redéfinir une ligne de conduite cohérente et prévisible, d’utiliser les instruments de puissance dont elle dispose sans trembler, d’assumer clairement les intérêts qu’elle partage avec l’Afrique et surtout… de ne plus être paralysée par l’exposition médiatique qu’une telle posture implique.
[1] À l’heure où ce texte est rédigé un coup d’Etat au Gabon est annoncé. Pour le moment il est trop tôt d’en tirer des conclusions et de pointer les liens entre cet évènement et la situation au Sahel, sujet de l’article.